Finlande - Hiver 1974-75

 

Copenhague fin août 1974. J’ai quitté la France le 12 juillet pour ne pas faire le service militaire. Me voilà donc « insoumis », ce qui implique une interdiction de séjour de dix ans sur le territoire français. Je suis donc condamné par contumace à quatre mois de prison si j’y remets les pieds et à faire de toute manière le service militaire. Dans ces cas-là, on se retrouve généralement en régiment disciplinaire, histoire d’apprendre à marcher droit. Depuis, j’ai sillonné les Îles Britanniques et la Scandinavie par le train avant de me poser quelques semaines au Danemark. Pour chercher du boulot, j’hésite à l’époque entre la Norvège et la Finlande. N’arrivant pas à me décider, je tire finalement à pile ou face. Ce sera la Finlande.

J’ai un peu le moral dans les chaussettes. On est à cette période de l’année qu’on désigne par cet horrible mot de « rentrée ». Le moment ou les moutons doivent rentrer dans le rang. Finie, la rigolade. Et puis je n’ai plus beaucoup de sous. Bref, le samedi je prends le train pour Helsingør, où j’attrape le ferry pour la Suède. À cette époque le pont qui relie aujourd’hui les deux pays est encore un projet lointain, mais la traversée ne dure qu’une petite demi-heure. Et il n’y a pas de contrôle douanier entre les pays scandinaves. On sait qu’on change de pays quand on voit des drapeaux différents dans les jardins ou au-dessus des portes. Les Scandinaves adorent les drapeaux.

La mauvaise réputation de la Suède pour le stop est justifiée et je mets toute la journée du samedi pour faire la moitié du trajet jusqu’à Stockholm. En fin d’après-midi je plante ma tente derrière une cafétéria au bord de ce qui n’est en 1974 qu’une route nationale, à quelques kilomètres de Jönköping. On est dimanche et il n’y a quasiment pas de circulation. Il pleut par intermittence et je ne passe pas une très bonne nuit. Le lendemain, après une toilette sommaire et un café hors de prix – on est en Suède – à la cafétéria, je fais des sauts de puce. En milieu d’après-midi la chance me sourit enfin : un routier m’emmène jusqu’à Örebro, à une cinquantaine de kilomètres de Stockholm, où il doit récupérer sa voiture. Quand il m’a pris en stop ce n’était pas désintéressé : comme il devait laisser le camion au dépôt, il avait besoin d’un chauffeur pour ramener la voiture jusque-là. Je lui explique que je sais à peu près conduire, mais que je n’ai pas le permis. Il s’en fout, du moment que je ne casse pas la bagnole… À Örebro je découvre qu’il s’agit en fait d’une Renault 16 ! Il ne manquait plus que ça. En Suède, ce genre de caisse doit coûter une blinde et je n’en mène pas large en suivant son camion, même si on ne dépasse généralement pas le 60 à l’heure. Je dresse mentalement un rapide bilan de la situation : mon statut d’insoumis au service militaire m’interdit de séjourner en France, je conduis sans permis et, comme je n’ai presque plus d’argent, je suis à la limite du vagabondage. Heureusement, on est un dimanche, il fait un temps moche, il n’y a quasiment pas de circulation et encore moins de flics sur les routes. On arrive finalement sans encombre et, une fois au dépôt, le mec est assez sympa pour me conduire à l’embarcadère.

Le lundi matin je pose donc le pied sur le sol finlandais à Turku. Je dois encore me rendre à Lohja. C’est à une grosse centaine de kilomètres de là, sur la route d’Helsinki. Il y a quelques semaines j’y suis passé avec Sheila, une Américaine avec qui j’ai fait un bout de route au mois d'août. On avait rencontré Riitta et dormi une nuit chez ses parents. Comme c’était mon seul contact, j’avais décidé d’aller la trouver pour voir si elle pourrait m’aider à trouver un boulot.

Lohja est une ville nouvelle d’une douzaine de milliers d’habitants construite au bord d’un lac et entourée de forêts. Plus typiquement finlandais, tu meurs. Trois rues sont asphaltées, le reste, c’est de la piste. Comme un peu partout en Finlande à cette époque. On comprend que ce pays soit celui des champions de rallye automobile. Ce qu’il faut bien appeler le centre‑ville regroupe une poignée d’immeubles d’habitation ou commerciaux ne dépassant pas trois étages. Tout est tout neuf ou presque. Ne connaissant alors que la France des années 60-70, et encore, de façon très limitée, tout cela me semble exotique. On a l’impression que le temps s’est contracté et qu’on est à cheval entre deux époques diamétralement opposées. D’un côté, quelques vieilles maisons en bois traditionnelles dans la forêt au bord de chemins de terre. De l’autre, l’an 2000. Dès qu’on s’éloigne de quelques centaines de mètres, les immeubles laissent la place à des maisons qui se cachent sous les sapins. La forêt est omniprésente. Au moment de la construction, on abat uniquement les arbres qui occupent la surface de la maison et les autres restent en place, même s’ils ne sont qu’à quelques mètres. Près du centre, on trouve cependant ici ou là une maison en bois traditionnelle rappelant les maisons russes. Le terrain autour des maisons donne le plus souvent une impression d’abandon : sous ces latitudes, on a rarement des fleurs ou un potager.

Le terrain de camping au bord du lac est fermé, mais par chance les douches chaudes n’ont pas été coupées. Ouf ! Les jours suivants, Riitta se démène et me trouve rapidement un boulot. À l’époque, la Finlande ne fait pas partie de la CEE – on ne dit pas encore l’UE – et je n’ai qu’un visa de touriste valable trois mois. En principe, ça ne permet pas d’obtenir un permis de travail, mais il y a une énorme pénurie de main d’œuvre et l’économie est en plein essor. Le directeur de l’usine passe un ou deux coups de fil et tout s’arrange. On me délivre un permis de travail provisoire et on verra bien pour la suite. Pour l’heure, je suis embauché comme tourneur et je commence dès le lendemain.

L’usine est située à cinq ou six kilomètres du camping, de l’autre côté du lac. Les premiers jours je fais l’aller et retour à pied. Pas de tout repos quand on compte ses sous et qu’on n’a pas grand-chose dans le ventre. Et puis un détail m’a échappé : sous ces latitudes les jours raccourcissent vite, très vite, à cette saison. Au début de la semaine il fait grand jour quand je pars le matin et quand je reviens en fin d’après-midi. Une semaine plus tard, ce n’est plus le cas et si j’étais resté quelques jours de plus il aurait fait nuit noire à l’aller comme au retour. Pourtant la journée de travail s’achève à quatre heures de l’après-midi. Par chance, à l’atelier je fais la connaissance d’un Italien marié à une fille de Lohja. Il l’a connue quand ils travaillaient tous les deux en Allemagne et est venu s’établir avec elle en Finlande quelque temps auparavant. Comme je ne parle pas l’italien, on communique en allemand. Et lui, il traduit pour les collègues finlandais.

Ma situation est vite connue de tout l’atelier et un soir un couple qui travaille à l’usine propose de m’héberger en attendant de trouver un logement. C’est très généreux de leur part et, quand je leur demande pourquoi ils font ça pour moi, ils m’expliquent que les Finlandais ont beaucoup souffert dans le passé. Alors la solidarité, ils connaissent. Au début des années 70, la Finlande fait encore figure de parent pauvre de la Scandinavie et n’a commencé à s’en sortir qu’assez récemment.

Le samedi après-midi je sors en ville manger dans une « kahvila », une de ces petites cafétérias aux prix modiques – on n’y vend pas d’alcool – qui pullulent en Finlande. Des jeunes m’abordent. L’un d’eux, Kim, parle un peu mieux anglais que les autres. Au bout d’un moment, il me dit que ses parents louent habituellement une chambre au sous-sol à des étudiants. Les dernières années c’étaient des étudiants en théologie suédois, mais il a terminé ses études l’année précédente et la chambre est vacante. Peut-être seraient-ils disposés à me la louer ? Il va en toucher un mot à ses parents et m’en dira plus sous peu. Quelques jours après, j’emménage chez eux. Moyennant le paiement d’une pension, j’ai le gîte et le couvert assurés.

La famille Sobott est une famille atypique. Paul, le père de Kim, est né à New York dans une famille finlandaise suédophone rentrée en Finlande quand il n’avait que douze ans. Avec lui, je parle donc en anglais. Priscilla, la mère de Kim est née dans ce qui était alors l’Union Soviétique, que sa famille a fuie lors de la révolution bolchévique pour se réfugier en Finlande. Son propre père a été le pasteur de Lohja pendant trente-cinq ans. Avec elle, je parle en allemand, son anglais étant un peu limité. Kim a deux frères plus âgés que lui. L’aîné – j’ai oublié son nom –, marié et trentenaire, est directeur d’une banque. Quant à l’autre, Pätti, il est fiancé et ne vit plus chez ses parents, mais il passe souvent avec sa copine.

 

Pätti et sa copine, Paul, moi, Priska et Kim

 

Les Sobott habitent une vielle maison en bois traditionnelle, avec le magasin de pièces détachées de Paul au rez-de-chaussée, tandis que le logement proprement dit est au premier étage. La maison est située à la fourche de Kontionkatu, la rue de l’ours, et de la route qui sort de Lohja en direction d’Helsinki. Kontionkatu n’est guère qu’un chemin caillouteux qui monte à l’assaut de la colline boisée de sapins à l’arrière de la maison.

Ma chambre au sous-sol, en réalité à l’arrière du magasin comme je ne m’en rendrai compte que beaucoup plus tard, est relativement grande. Elle jouxte le sauna. Aux murs sont accrochées toutes sortes d’armes de collection, des pétoires des armées russes ou prussiennes du XIXe siècle, des Colts et autres Smith&Wesson, des Lüger de la Wehrmacht, des baïonnettes et autres sabres de provenances diverses... Pour un mec qui ne voulait pas faire son service militaire, j’étais servi !

On prend les repas à la cuisine avant de passer au salon orné de tableaux, dont certains ont paraît-il une grande valeur. Cependant, ce qui me frappe évidemment la première fois que j’entre dans cette pièce, c’est le grand portrait d’Hitler accroché au mur du fond. L’histoire servie aux nouveaux visiteurs, c’est qu’à l’époque où ils ont acheté la maison, le tableau traînait au fond de la cave. Un ami leur a dit que ce serait bête de laisser cette belle toile – ce n’était pas une vulgaire croûte – s’abîmer. Ils se sont alors dit « peu importe le qu’en dira‑t‑on, on l’accroche là ». Après la collection d’armes de la chambre… Comme beaucoup de Finlandais de sa génération, Paul a fait la Guerre d’hiver en Carélie contre les Soviétiques puis, quand le vent a tourné, contre les Allemands. Cela dit, ce sont des gens tout à fait charmants qui se fichent de mon statut d’insoumis au service militaire comme de… l’an quarante.

Le matin je suis le premier levé, entre cinq heures et demie et six heures. À vingt ans, on est plus du soir que du matin, alors dur, dur. Je m’enfile un demi-litre de thé avec des tartines pour me réveiller puis je descends jusqu’au croisement à un petit kilomètre de la maison, où un collègue passe me prendre en voiture. À l’usine, la journée de travail commence à sept heures.

C’est la fin septembre et il fait quasiment nuit au début et à la fin de la journée de travail. Dans l’atelier, les machines viennent des pays de l’Est. Coincée entre OTAN et Pacte de Varsovie, la Finlande, pays neutre, fait en effet ami-ami avec tout le monde. Les machines sont réparties sur trois rangées. Je suis au bout de celle du milieu avec, sur ma droite, une grande porte coulissante de quatre mètres de haut et six de large qui ouvre sur une aire d’entreposage de ferraille et, quelques mètres plus loin, le bord du lac. La vue est plutôt plaisante, mais au fil des semaines, elle reste fermée la plupart du temps à cause du froid. L’ambiance est plus décontractée que dans les usines où j’ai travaillé jusque-là en France. On a une pause de dix minutes dans le courant de la matinée devant la machine, une autre d’une demi-heure à la cantine pour déjeuner et une troisième de dix minutes vers trois heures, également devant la machine. Sur mon tour, je produis des vérins pour les engins de foresterie. À cette époque, on est encore loin des machines à commandes numériques. Les réglages au centième de millimètre se font au moyen de petits picots qu’il faut ajuster régulièrement. Les pièces que je tourne pèsent près de dix kilos chacune. À raison d’une bonne centaine par jour, je me fais du muscle.

Les tours produisant beaucoup de copeaux, deux mamies font le tour de l’atelier avec un chariot pour les ramasser et les emporter quelque part à l’extérieur. Elles m’ont à la bonne et essaient de faire la causette. Je n’ai qu’un petit dictionnaire anglais-finnois. On se débrouille en petit nègre. Toutes les deux sont aussi suédophones, et comme le suédois ressemble à l’allemand, j’arrive à comprendre ce qu’elles écrivent sur un bout de papier quand ça devient trop compliqué. À ce stade, je ne sais encore que très peu de finnois. C’est une langue d’origine ouralo-altaïque qui ne ressemble ni aux langues germaniques ni aux langues slaves, à l’exception de quelques emprunts au fil des siècles. Ni masculin ni féminin, mais seize déclinaisons ! De plus, c’est une langue où tout est aggloméré, ce qui fait que là où on aurait une douzaine de mots en français, il n’y en aura que quatre ou cinq en finnois. Heureusement, la prononciation est très facile. On ne peut pas perdre à tous les coups.

Début janvier, l’usine est quasiment à l’arrêt pendant deux jours à cause d’un problème d’approvisionnement. Là je découvre un aspect agréable des conditions de travail dans les pays du Nord, que je vérifierai à maintes reprises : à la différence de la France, où à l’époque tout le monde aurait fait semblant de s’affairer quand un chef passait par-là, rien de tel ici. Évidemment, la première heure a été mise à profit pour faire un peu de nettoyage et de rangement, mais ensuite tout le monde attend en causant ou en jouant aux cartes. Et quand un responsable traverse l’atelier, personne ne craint de se prendre une réflexion.

Début octobre, tout le monde me dit d’un air mi-gourmand, mi-goguenard que la neige arrive bientôt. À cette époque, les Finlandais de ma génération et plus âgés ont rarement voyagé. De la France, ils ne connaissent guère que ce que montrent des reportages occasionnels à la télé. J’ai parfois l’impression qu’ils s’imaginent qu’en France il fait toujours chaud. Et comme la plupart n’ont connu que des hivers froids, ils croient qu’il en a toujours été ainsi. L’hiver 74‑75 sera toutefois exceptionnellement « doux » selon leurs critères. Pour le moment on n’a guère que de la pluie et, quelques semaines plus tard, de la « räntä », la neige fondue. Finalement, ce n’est que courant novembre que la neige arrive vraiment.

Petit à petit ma nouvelle vie prend son rythme de croisière. En rentrant du boulot, je file sous la douche. Couché tard la plupart du temps, je m’allonge ensuite un moment pour une sieste tardive. Vers six heures, Priska m’appelle pour le dîner. La plupart des Finlandais dînent vers cinq heures du soir, mais les Sobott sont des bourgeois et dînent un peu plus tard. Le repas est généralement constitué de pain noir et de pain blanc, de margarine, de charcuterie et de fromage de type gouda, de « raejuusto », un fromage blanc granuleux, ainsi que de poivrons, que je n’avais jamais goûtés auparavant. La soupe de petits pois et saucisses est aussi fréquemment au menu. Je découvrirai plus tard qu’on en mange dans beaucoup de pays du Nord. Assez souvent aussi, des pommes de terre à l’eau accompagnent du poisson ou une viande froide. Et on boit de l’eau ou du lait. Enfin, on ne traîne pas à table comme on peut le faire en France. Et encore, chez la plupart des Finlandais le repas est avalé – littéralement – en cinq minutes montre en main. Ce n’est heureusement pas le cas chez les Sobott. Ah, j’allais oublier : le mardi, c’est le jour du borchtch, la fameuse soupe aux choux russe à la crème aigre. C’est la spécialité de Paul. Et c’est un régal.

Au milieu des années 90, je suis allé passer quelques jours à Lohja pour les revoir. Je logeais chez Kim, qui entre-temps s’était marié. Sa femme était très bonne cuisinière, mais je n’arrivais pas à comprendre comment elle pouvait s’être donné autant de mal à préparer un plat qui serait expédié en moins de cinq minutes. J’avais l’impression d’être à peine assis que tout le monde se levait déjà de table…

Après le dîner, on traîne au salon devant la télé en buvant le café. Les programmes sont assez variés et les films de provenances très diverses : Angleterre et États-Unis, Suède, Allemagne, U.R.S.S., pays de l’Est… Les films et les émissions finlandais sont sous-titrés en finnois et en suédois. Quant aux films en anglais, en allemand ou dans une langue scandinave, ils sont généralement diffusés en V.O.

Dans le courant de la soirée, on mange de la glace et on boit un petit verre de koskenkorva, la vodka finlandaise, de sherry ou de kirsebærvin danois, l’équivalent de notre Guignolet. Vers onze heures, tout le monde va se coucher.

Un soir c’est l’élection de Miss Scandinavie. Dix candidates, deux pour chaque pays : Finlande, Suède, Norvège Danemark et Islande. Elles se présentent tour à tour, chacune dans sa langue. On éclate tous de rire en entendant la blondinette danoise. Elle a un accent de Copenhague à couper au couteau. Un peu l’équivalent du grasseyement des banlieusards parisiens de l’époque. Cela dit, on est tous d’accord : c’est elle qui va gagner à coup sûr, elle est bien plus jolie et avenante que les autres. La cérémonie commence et les filles font un aller et retour sur le plateau, chacune à son tour. Elles ont toutes une démarche lourde qu’on ne tolérerait pas dans un pays latin, mais ça ne semble choquer personne. Au final, c’est la Suédoise qui est élue Miss Scandinavie. Pourquoi ? Parce que c’est la seule à être brune. Elle est même très brune, mais c’est son seul atout face aux neuf autres filles. La mondialisation n'est pas encore passée par-là et elles sont toutes très blondes, comme la quasi-totalité de la population scandinave de l’époque.

Tous les dix jours environ, on allume le sauna. Au centre de cette pièce minuscule aux murs lambrissés, un poêle ronfle. De grosses pierres sont disposées dessus. Les parents de Kim y sont allés avant nous, mais je crois qu’ils y vont moins souvent. Beaucoup de Finlandais y vont une fois par semaine, mais c’est déconseillé aux personnes fragiles ou cardiaques. La température est comprise entre 85 et 90°. Ça saisit méchamment quand on entre, mais on s’y fait très vite. De temps en temps on jette une casserole d’eau sur les pierres. La température redescend de 90 à 85, mais on se met à transpirer comme des phoques. On sort au bout d’un quart d’heure. À poil dans la neige derrière la maison. Même pas froid ! Et on y retourne ! Au bout de deux ou trois allers et retours on va prendre une douche. Froide, évidemment. Et ensuite on boit des bières. Une vie très saine, en somme.

En réalité, le sauna j’y suis allé pour la première fois quand je suis venu en Finlande avec Sheila au mois d’août. On avait sympathisé avec la réceptionniste d’un hôtel. Comme c’était vendredi, elle partait passer le week-end dans son village. Elle nous avait invités et c’est là qu’on avait découvert les joies du sauna. La cabine était au bord du lac. Même en plein mois d’août, l’eau était froide et on ne s’y serait jamais baigné en temps normal. Là, c’était un plaisir extraordinaire.

Avec Kim, on ne reste pas toujours à la maison et on se rend souvent à la discothèque du centre-ville boire une bière. Le mercredi soir, le vendredi soir et le samedi soir, il y a une disc-jockey. Le reste du temps, c’est juste un bar. On y va dès sept heures du soir : l’établissement ferme à onze heures, sauf le samedi où il ferme à minuit. Sortir en boîte à sept heures du soir, ça aussi c’est exotique !

Au milieu des années 70, tout le monde ou presque fume. Partout, tout le temps. Eh bien à la discothèque, l’air est aussi pur qu’en montagne ! Tous les établissements de ce genre sont en effet équipés d’extracteurs de fumée très puissants. Quand on vient d’un autre pays, on se prend à regretter l’ambiance enfumée des bars, considérée comme faisant partie du charme…

La première fois que je suis allé dans cette boîte, le vigile a refusé de me laisser entrer : interdit aux « mustalaisia », les gitans. À cette époque en Finlande, avoir des cheveux châtains frisés, c’est mal vu. Il n’y a pas d’étrangers et tout le monde est blond, très, très blond. Bien plus que les autres Scandinaves dont les Finlandais sont ethniquement différents. Seuls les Lapons ont les cheveux plus foncés, tirant parfois sur le roux. Évidemment je ne risque pas de passer inaperçu. Donc, au vigile même Kim a du mal à expliquer que je ne suis pas un gitan. Tout ça me surprend d’autant plus que je n’ai pas le souvenir d’en avoir croisé un seul jusqu’ici, mais je n’y peut-être pas prêté attention. Et puis quand bien même ? Ce n’est pas un crime, si ? Finalement, ça finit par s’arranger. Les Sobott sont amis avec le proprio de l’établissement et tout s'est arrangé. La piste de danse est généralement déserte. De toute manière, la musique pop finlandaise ne se prête pas du tout à la danse. Le rythme est très rapide, la mélodie… bof. Perso, je trouve ça assez moche. De loin en loin, un ou deux couples s’aventurent sur la piste quand passe un slow. Sinon, tout le monde est assis à des tables. Les mecs boivent de la bière, les filles, des cocktails. Je croyais que c’était un truc qu’on buvait en Angleterre au XIXe siècle. Eh bien ici c’est banal. Les plus prisés sont le « musta ryssa », le Russe noir, en fait de la vodka avec de la liqueur de café et des glaçons, et l’ampiainen, la guêpe : Seven Up et liqueur de banane.

Un soir je vais voir la DJ pour demander si, par chance, n’y aurait pas du Led Zeppelin. Surprise : la fille parle couramment l’anglais. Une bouffée d’oxygène ! Niina est d’une famille suédophone et avoue mieux maîtriser la langue de Shakespeare que le finnois. On devient copains assez vite et peu de temps après, elle me propose de reprendre son job de DJ. Elle en a un peu marre, tandis qu’à moi ça me permettra d’arrondir ma paie, qui n’est pas énorme. Je me retrouve donc aux platines le mercredi soir, le vendredi soir et le samedi soir. Par chance on ne me demande pas d’animer le dimanche après-midi, plutôt réservé aux retraités. OK, je suis DJ à Lohja en 1974 trois soirs par semaine, pas Paul Oakenfold. Le choix musical est plutôt indigent et les clients me demandent généralement les titres les plus ringards. Je fais avec.

À la fermeture je ramasse les cendriers et les verres vides. Au bout d’un certain temps je me rends compte qu’il traîne des petites pièces d’un penni sous les tables. Elles ont un diamètre de seulement quelques millimètres et ne doivent pas peser plus de deux ou trois grammes. Les prix des consommations ne sont pas arrondis, comme ailleurs, mais au penni près. Alors tout le monde se retrouve avec toute cette petite monnaie au fond des poches et n’a qu’une hâte : s’en débarrasser. Je les ramasse pour les donner à la caisse, mais on me dit que je peux bien les garder, ils n’ont pas envie de s’enquiquiner avec ça. Alors je les dépose sur la table de ma chambre en rentrant. Au bout de quelques semaines je me rends compte que j’en ai presque cinq cents. Le paquet de cigarettes étant à deux marks soixante, une fois la somme réunie je vais un soir au kiosque à journaux près de la maison et je dépose au guichet un sachet en plastique contenant cinq-cent-vingt penniä. Ce soir-là il y a du blizzard et je n’ai pas envie de m’éterniser sur le trottoir. Ma petite monnaie n’arrange pas vraiment la marchande, qui prend bien son temps pour compter les piécettes. À partir de ce jour-là, je ne les ramasse plus.

De temps en temps le week-end, je passe boire un thé chez Niina. Sa mère étant nutritionniste, elle me fait découvrir des trucs comme la lécithine de soja, des tisanes. On refait le monde. Et puis avec Niina, on n’a pas une relation amoureuse, on est juste copains. Et ça fait du bien aussi de pouvoir parler normalement sans chercher constamment ses mots dans le dictionnaire.

Le vendredi, c’est le grand jour : c’est celui où on va acheter de l’alcool pour le week-end. C’est une affaire sérieuse. On ne peut pas en acheter au supermarché, mais uniquement dans des magasins gouvernementaux, et le règlement est très strict. Certes, au supermarché on trouve des bouteilles étiquetées « vin », mais il ne titre pas plus de… 2,5 degrés. Avant dix‑huit ans, il est interdit d’acheter une goutte d’alcool, pas même une bière. Entre dix-huit et vingt ans, on peut acheter de la bière ou du vin. À vingt ans révolus, on peut acheter aussi des alcools forts. On a droit à une certaine quantité par personne et par semaine. Évidemment, il faut présenter ses papiers à chaque fois. Certains copains et copines de Kim n’ont pas encore tout à fait dix-huit ans, alors le vendredi je compte pas mal d’amis. Tout le monde me demande de lui acheter de la bière. Je comprends maintenant le succès de la discothèque qui, soit dit en passant, n’est accessible qu’aux plus de dix-huit ans. On n’y vient pas pour danser et encore moins écouter de la musique, mais pour la bière, même si le vigile de l’entrée veille à la bonne tenue de l’établissement. D’ailleurs, je soupçonne certains cocktails comme l’ampiainen de tomber dans la catégorie des alcools « doux », autorisés aux moins de vingt ans. Mi-décembre, je fête justement mes vingt ans. Kim l’a dit à un ou deux de ses copains et on se retrouve vite à une douzaine dans ma chambre. Certains ont volé une bouteille chez leurs parents. La soirée est assez foireuse : ils sont tous venus uniquement pour boire au chaud. Alors ils se mettent consciencieusement minables avant de repartir en titubant. Et désormais, le vendredi soir les « amis » ne me demandent plus d’acheter du vin ou de la bière, mais de la vodka.

Je suis venu en Scandinavie pour la première fois l’année précédente. Comme beaucoup de Français qui découvraient la région, j’ai été sidéré de voir des hommes allongés le samedi ou le dimanche matin en costume cravate en travers des trottoirs, en train de cuver. Les passants ne semblaient pas s’en préoccuper. Rien d’anormal, circulez. Il y a quelques années je suis tombé sur les chiffres de la consommation d’alcool en Scandinavie au cours des siècles passés. Les Français, encore en tête du classement mondial aujourd’hui, auraient été de tout petits joueurs à cette époque.

Un jour une vieille connaissance des Sobott est de passage. C’est un vieux bonhomme qui vit à Helsinki. On m’apprend qu’il est français. En réalité, il habite en Finlande depuis l’entre‑deux‑guerres. On se force tous les deux à parler en français, mais je vois bien qu’il a presque tout oublié. Et puis il a près de quatre-vingts ans, moi vingt…

Un samedi on va à Helsinki en famille pour je ne sais plus quelle raison. On prend un café au Sheraton. Les Sobott sont des bourgeois et je les aurais mal imaginés attablés dans une simple kahvila… Ensuite on va visiter la maison de Sibelius, le grand compositeur finlandais, auteur notamment de la symphonie Finlandia. J’avoue n’avoir gardé qu’un souvenir assez flou de l’endroit.

Début décembre, je décide d’aller voir les aurores boréales en Laponie. Pätti et sa copine y sont allés une semaine ou deux avant. Il paraît que c’est la bonne période de l’année. Je prends donc le train de nuit et j’arrive le lendemain matin à Rovaniemi, sur le Cercle Polaire. À Lohja, il ne faisait que moins douze, là il fait moins trente. En descendant du train je n’ai qu’une cinquantaine de mètres à parcourir pour entrer dans la cafétéria de la gare. Heureusement qu’en finnois, « café » se dit « kahvi ». Pas besoin d’articuler : j’ai déjà le visage gelé et j’en aurais bien été incapable. Et à cette période de l’année, il fait nuit vingt‑quatre heures sur vingt-quatre. Je passe ma journée à sillonner la ville à pied dans tous les sens. Je suis venu ici au mois d’août, mais je ne reconnais rien. Bien que les rues soient déblayées régulièrement par le chasse-neige, tout est recouvert de plusieurs dizaines de centimètres de neige. Pas un chat dans les rues. Circulation quasiment inexistante. Silence total. Nuit noire. À un moment donné je me retrouve devant une grande étendue blanche, qui doit être la rivière ou un lac. Au bout de quelques heures je n’ai toujours pas vu d’aurore boréale. Je reprends le train de nuit pour rentrer à Lohja, un peu déçu.

Quelques jours après, on fête « pikku Joulu », la Saint Nicolas. Le soir, avec toute la famille Sobott on part au petit cimetière qui jouxte la petite église où le père de Priska a officié pendant trente-cinq ans. Beaucoup de familles sont présentes et tout le monde dépose des bougies tempête sur les tombes d’où on a déblayé une partie de la neige. C’est féérique. Ensuite, on assiste à l’office avant de rentrer vite, vite se réchauffer à la maison. Tout le monde s’offre des petits cadeaux avant de dîner. Pätti et sa copine, et le fils aîné et sa femme se sont joints à nous. En revanche, je n’ai absolument aucun souvenir du jour de Noël, qui est fêté plus simplement que chez nous.

En décembre, il ne fait plus jour que d’onze heures du matin à une heure de l’après-midi. En fin de journée, avec Kimi on prend les pelles et on déneige l’entrée du garage à la lumière du réverbère voisin. Le reste du temps il fait nuit noire. Et à partir du milieu du mois il fait nuit quasiment tout le temps. Comme le midi, je fais la pause à la cantine de l’usine, on est dans la lumière électrique et je ne peux voir le jour que quand la grande porte de l’atelier est ouverte, ce qui n’arrive que quand un chariot élévateur doit entrer ou sortir. Finalement, je ne vois le jour que le samedi ou le dimanche. Et encore. À cette époque, j’ai une copine, Sirpa, qui passe la plupart de ses nuits avec moi, et à vingt ans, on aime bien faire la grasse matinée. Un jour du début janvier je prends d’ailleurs conscience que je n’ai pas vu la lumière du jour depuis plusieurs semaines. J’aime bien vivre la nuit, ça tombe bien, mais c’est tout de même assez bizarre au bout d’un certain temps.

Un jour, les Sobott m’invitent à leur présenter Sirpa. Ils sont tout surpris de m’entendre parler finnois. Certes, je parle petit nègre, mais j’avoue ne pas être peu fier. Aïe, les chevilles !

Toujours début décembre se pose le problème de mon visa. Comme il n’était valable que trois mois, je suis censé quitter la Finlande puisqu’elle ne fait pas partie de la CEE. Par chance, les Sobott sont très amis avec le patron de l’usine, lequel connaît quelqu’un dans la police, et mon visa est prolongé de deux mois supplémentaires. Me voilà donc tiré d’affaire pour le moment. Seulement il faut bien penser à la suite. Un vendredi soir je prends donc le ferry pour Stockholm, où je dois rencontrer l’étudiant en théologie qui louait ma chambre l’année précédente. Il me reçoit dans une cafétéria et m’explique qu’en Suède j’aurai le même problème qu’en Finlande. En revanche, il me conseille l’Angleterre, qui a toujours été beaucoup plus ouverte à l’immigration. D’autant plus pour moi qui suis ressortissant d’un pays de la CEE, qu’elle vient d’intégrer. C'est donc la queue entre les jambes que je reprends le ferry pour Turku. Je me plais bien en Sccandinavie et j'ai un peu les boules.

Un souvenir me revient. En rentrant de Stockholm, je suis monté sur le pont du ferry un peu avant d’arriver à Helsinki. Il fait très froid et la Baltique est entièrement gelée. Quand l’étrave du bateau heurte la banquise, des plaques de glace de plusieurs dizaines de mètres carrés et de près d’un mètre d’épaisseur sont projetées au loin. Je suis assez impressionné. D’ailleurs, cela me fait penser à ce reportage vu à la télé peu avant. Les ferrys ne sont tout de même pas des brise-glace, alors comme chaque année, les artificiers cassent la glace à la dynamite dans le Golfe de Botnie pour faciliter le passage des ferrys qui assurent la liaison entre Vaasa, en Finlande, avec Umeå, en Suède.

Quand je suis parti de France, j’étais tiraillé entre deux envies : mieux connaître la Scandinavie que j’avais parcourue l’année précédente et partir aux États-Unis. De passage en Irlande, j’ai fait une demande de visa. Très naïf et peu au fait des procédures, j’avais essuyé un échec. Quelque part, ça m’arrangeait un peu et je pouvais partir à la découverte des pays nordiques sans regrets. Et j’en reviens au pile ou face qui m’a conduit ici quand j’étais à Copenhague : après la Finlande, j’irais en Norvège. J'ai même commencé à apprendre le norvégien. Ça ressemble à de l’allemand, mais en plus simple.

Mon départ est prévu pour le début février. Avec Sirpa on profite le plus possible des dernières semaines. Une ou deux fois on va chez ses parents à Helsinki. Ils habitent au quatrième ou cinquième étage d’un immeuble anonyme, dans un quartier d’aspect plutôt glacial. En plus, à cette période de l’année la température moyenne avoisine les moins quinze et il fait nuit presque tout le temps. À Lohja, je vais la chercher le soir à son internat en traversant le bois de sapins derrière la maison. C’est plus court, mais il faut aussi marcher dans cinquante centimètres de neige. L’avantage, c’est que la neige éclaire un peu mon chemin. Un soir on va voir L’exorciste, qui fait un carton au box-office. À l’époque, ce genre de production hollywoodienne, c’est un peu nouveau. Quand la jeune fille possédée vomit du slime, toute la salle est tétanisée. Je laisse échapper tout haut « turun sinappia », ce qui signifie « moutarde de Turku ». C’est ce qu’on met dans la soupe de petits pois. Plusieurs personnes autour de nous éclatent de rire. La tension générale retombe.

La date du départ est arrivée. Mon idée première était de prendre le bateau hebdomadaire qui relie Kotka à Douvres, mais j’ai changé d’avis. Je vais plutôt reprendre une carte Inter-Rail. Dans les années 70, elle permet de voyager à moitié prix dans le pays d’achat et gratuitement par le train dans une vingtaine de pays d’Europe de l’Ouest. Et début février, me voilà reparti, d’abord pour Copenhague…

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