Printemps 1975 - Danemark

 

Quand je suis allé en Finlande en septembre dernier, j’ai tiré à pile ou face, mais je comptais ensuite me rendre en Norvège. Pas de chance, la crise économique à la suite du premier choc pétrolier était bien là et différents pays, dont justement la Norvège, fermaient leurs frontières. Et comme elle ne faisait pas partie de la CEE – on ne disait pas encore l’UE -, c’était fichu. Et puis le Danemark, du moins Copenhague où j’avais passé quelques semaines l’été dernier, m’attirait aussi. Et il présentait l’avantage de faire partie de la CEE. L’Angleterre attendrait bien encore un peu.

Après l’intermède italien, je reprends le train jusque dans la capitale danoise. L’été dernier j’ai rencontré d’autres Français qui, comme moi, fuyaient le service militaire et venaient chercher refuge en Scandinavie. J’ai ainsi entendu parler du Dansk Flygtlingehaelpcentret, centre danois d’aide aux réfugiés. En arrivant, je pose mon sac dans un sleep-in ouvert pour l’hiver et je m’y rends dès le lendemain.

Je trouve un local associatif banal, avec bureaux, classeurs et machine à café. Des gens vont et viennent un dossier à la main. L’ambiance est décontractée. J’expose ma situation à Jens, avocat bénévole. Je ne suis pas le premier ni le dernier insoumis qu’il rencontre. Il m’indique tout de suite la marche à suivre. Il me faut d’abord une adresse officielle, alors je dois commencer me faire immatriculer au Folksregister, c’est-à-dire à l’État Civil. Pour l’adresse, je peux donner celle du Centre. Ensuite je dois aller au service étrangers de la police pour faire tamponner mon passeport, ce qui me donne droit à trois mois de séjour en tant que ressortissant d’un pays de la CEE. Là, je prends peur quand Jens me dit ça : je ne risque pas de me faire coffrer et renvoyer en France ? Il éclate de rire : rien à craindre. Ce n’est pas comme si j’étais un criminel recherché. Les affaires de l’armée française ne regardent que la France et on ne peut pas venir me chercher ici.

Maintenant, je voudrais bien trouver du travail et, si possible, un logement. Paradoxalement, c’est le second qui pose le moins de difficulté. Le Centre est en contact avec des particuliers qui ont des chambres à louer. Je me retrouve donc dans un petit meublé au premier étage d’un immeuble situé Vesterbrogade, non loin de Rådhusplatsen, la place de la mairie, centre névralgique de Copenhague. La propriétaire est une retraitée qui parle très bien l’anglais. Discrète, je ne la verrai guère que deux ou trois fois.

La question du logement réglée, Jens me remet une lettre pour les services sociaux afin qu’ils prennent en charge mon loyer et mon allocation de survie, l’équivalent de notre actuel RSA. J’ai droit à 250 couronnes par semaine. C’est trois ou quatre fois moins que le salaire minimum danois. Ici, comme en Suède et en Norvège, la vie est hors de prix par rapport à la France, ou même la Finlande. Un café qu’on paie à l’époque 0,70 F en France coûte ici trois ou quatre fois plus. Quant aux cigarettes, n’en parlons pas : en France, les moins chères sont à 1,50 F ; ici, elles coûtent l’équivalent de 7 F, le prix moyen étant plutôt de 9 ou 10 F. Idem pour le tabac à rouler, sur lequel je me rabats d’ailleurs rapidement. Et puis il y a l’inflation. En ce printemps 1975, elle bat des records en Europe. Au Danemark on est dans les pires du classement avec quelque chose comme 16 % par an. Quant au chômage, pas mieux : on est à 14 % selon les chiffres officiels. Ça ne fait pas mes affaires. Jens se démène comme il peut, mais je sais bien qu’il ne peut pas faire l’impossible.

J’occupe mes journées à lire ou à traîner en ville. Copenhague est une très belle ville hanséatique qui ressemble à Amsterdam – on l’appelle d’ailleurs l’Amsterdam du Nord – les canaux en moins. Tout le centre historique est constitué d’immeubles en briques pleins de charme. Le Danemark n’a quasiment pas souffert des bombardements pendant la guerre et son architecture a été préservée. Comme un peu partout en Scandinavie, les grands axes sont nommés d’après les points cardinaux. Ainsi, Vesterbrogade, où j’habite, signifie rue du pont de l’Ouest. Ailleurs, elle aurait pu s’appeler Nørrebrogade, Østerbrogade ou Søderbrogade. Pratique pour s’orienter, surtout la nuit ou quand le ciel est plombé. Un après-midi, je vais voir la fameuse petite sirène. Et ce qu’on m’en avait dit se confirme : la statue en question, certes jolie, est bien modeste. On se demande bien pourquoi on en fait tant de cas. Plus tard, j’apprendrai qu’il s’agit en réalité d’une énième copie : elle se ferait voler régulièrement.

Une autre chose me frappe : les prix cassés dans les magasins de produits électroniques. Les vitrines sont barrées de grandes affiches jaune ou orange fluo avec les offres du moment. La crise économique est bien là et, à la différence de tout le reste, les prix des chaînes stéréo me semblent dérisoires par rapport à ceux qu’on demande en France. À l’époque, tout ce genre de matériel est encore soumis à une TVA très élevée, mais de toute évidence pas au Danemark. Pour moi qui n’avais en France qu’un tourne-disques avec haut-parleur dans le couvercle, je me prends à rêver. Je suis parti juste avant l’invasion de la société de consommation, et là j’ai un aperçu de ce qui nous attend prochainement. Un Français rencontré un après-midi m’explique qu’en fait si les Danois ont un niveau de vie élevé, c’est aussi parce qu’ils sont dans le crédit à la consommation jusqu’au cou. Ça aussi, c’est une réalité encore inconnue dans la France d’avant Giscard.

Je passe aussi tous les jours au Centre des réfugiés pour voir s’il y a du nouveau, avec toutefois de moins en moins d’illusions. J’y tombe de temps en temps sur d’autres insoumis français. Ils me parlent de l’ambiance en France, de Giscard et de son dîner chez des éboueurs... Un jour, je rencontre un type qui me parle en italien et connaît quelques mots de français. Originaire de Rimini, lui aussi vient d’arriver au Danemark. Il n’est pas insoumis ni déserteur, mais dessinateur de BD. Gino – je crois que c’était son nom – vient de se faire embaucher chez un éditeur, et là il est venu au Centre pour voir si on pouvait l’aider à trouver un logement. On passe un accord : il m’aide à améliorer mon italien et en échange, il peut dormir sur mon canapé. Top là !

Dans la journée, il bosse dans les locaux de l’éditeur et rentre en fin d’après-midi. Il a du talent. Ses dessins relatent des aventures dans l’Italie de la Renaissance, si mes souvenirs sont bons. En rentrant, il prépare une casserole de spaghetti bolognese pour deux. Ça m’arrange bien, parce que jusqu’ici j’ai surtout mangé des tartines de torskerogn – des œufs de morue – et de fromage. Et des œufs au plat, évidemment. C’est ma grande spécialité, et le monde entier me l’envie. Gino m’apprend qu’il est en fait albanais de naissance. Comme beaucoup d’autres, ses parents ont réussi à se sauver d’Albanie et à trouver refuge en Italie. Lui, il n’avait que deux ou trois ans à cette époque.

Vers la fin mars, mes parents proposent qu’on se retrouve quelque part à mi-chemin le temps d’un week-end. On s’écrit régulièrement depuis qu’on a repris contact quand j’étais en Finlande, mais on ne s’est pas vus depuis mon départ en juillet dernier. Caroline, ma soeur, est en vacances pour Pâques et on décide de se retrouver le week-end en Allemagne. Le vendredi je prends le train pour Mayence. Ils sont descendus dans un petit hôtel de la vieille ville. Les parents sont rassurés de voir que je vais bien et inversement. Ma décision de m’exiler pour ne pas faire le service militaire les a pris au dépourvu. Ils auraient évidemment préféré que je prenne un boulot régulier et que je trouve une gentille fille avec qui fonder une famille et faire construire un pavillon. Beaucoup de choses me sont tues. Ce n’est que bien des années plus tard que j’apprendrai toutes les tracasseries et malveillances qu’ils sont subies après mon départ, d’une part des gendarmes, d’autre part des collègues de travail et des voisins. On passe le week-end à flâner dans la vieille ville de Mayence, mais la gaîté n’est que de façade. Après dîner, quand les parents sont remontés dans leur chambre, on s’attarde à table avec Caroline. Elle fête ses quinze ans dans quelques jours. En un an elle a énormément changé. C’est maintenant une jolie ado pétillante. Elle me donne des nouvelles des copains, les miens et les siens. Notre différence d’âge, un peu plus de cinq ans, fait que nous sommes passés l’un à côté de l’autre. On profite pleinement de ce week-end pour rattraper un peu du temps perdu.

De retour à Copenhague, les semaines passent sans évènement notable. Pas de nouvelles de Sirpa, mais au fond de moi, je ne suis pas surpris. Tout ce qu’elle veut, c’est se marier et avoir des enfants. Un peu tôt pour moi.

Je fais régulièrement un saut au centre des réfugiés, où je fais connaissance avec David et Jacky, deux autres Français, insoumis comme moi. Eux aussi cherchent du taf. Et eux aussi ont entendu dire qu’il y en avait au Groenland. D’ailleurs, l’année dernière au mois d’août, une agence de voyages vendait des allers simples au prix dérisoire de 100 couronnes. J’ai vu cette annonce trop tard : le bateau était parti la veille. Renseignements pris, une fois sur place on pouvait travailler dans des conserveries de poisson. On signait un contrat de travail de deux ans. C’était payé 4000 couronnes par mois, près du triple d’un SMIC français de l’époque. On travaillait huit mois et on avait droit à quatre mois de congés payés, avec vol aller-retour pour Copenhague pris en charge. Alléchant. Évidemment, le Groenland, ce n’est pas la Côte d’Azur, mais pourquoi pas ? Le hic, c’est qu’on a vu l’annonce un jour trop tard et qu’il fallait ensuite attendre pendant une durée indéterminée. Dommage, ça aurait pu être une expérience intéressante.

Je vais souvent boire un café dans un petit snack tenu par des Hong-Kongaises avec qui je suis sorti en boîte un soir de l’été précédent. Le café est imbuvable, mais il a le mérite d’être le moins cher du Danemark. Un jour, l’une des serveuses me dit qu’elle a un ami qui aurait peut-être du boulot pour moi. Seulement elle parle très, très mal l’anglais et je ne comprend pas de quoi elle parle. Ce n’est qu’après être allé en Asie bien des années plus tard que je comprendrai : l’ami tenait un sex-shop, mais tout ce que j’ai compris ce jour-là, c’est quelque chose comme « sesse ». Difficile de faire le rapprochement. Je suis peut-être passé à côté d’une brillante carrière d’acteur porno !

Un jour, début avril, surprise : Jens m’a trouvé un boulot ! Un vrai, s’entend. Dans un élevage de moutons. C’est sur l’île d’Anholt en plein milieu de la mer qui sépare la péninsule du Jutland de la Suède. Un élevage de moutons !

Anholt est une petite île qui se serait formée à la suite d’une tempête. C’est en fait une grosse dune culminant à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle a la forme d’une cuiller chinoise, de quatre kilomètres sur huit, dont la pointe est orientée au nord-est. Le Skaggerak, le détroit qui sépare la péninsule danoise de la Suède, est très peu profond. À marée basse, les bateaux doivent zigzaguer pour éviter les hauts-fonds. Pendant la Guerre de Trente Ans, Anholt a été déboisée pour construire des bateaux de guerre et ce n’est qu’assez récemment que la végétation, principalement des pins maritimes, a repris sur la face ouest de la dune. Ailleurs, c’est le désert.

Le dimanche après-midi, je me retrouve dans un avion-taxi. 140 km à vol d’oiseau. On survole les zones pavillonnaires au nord de Copenhague puis la mer jusqu’à Anholt. Je rêvasse en regardant les bateaux minuscules quelques centaines de mètres plus bas quand l’avion amorce un virage avant de plonger d’un seul coup. La dune grossit à vue d’œil et l’avion cahote un peu en se posant sur la piste du petit aérodrome. Jens, mon patron, me conduit chez lui où Tine, sa femme, nous attend. Il m’explique que, natif d’Anholt, il est venu s’établir ici comme éleveur en sortant du lycée agricole. Son exploitation est financée par la CEE.

La maison est une fermette danoise classique avec une maison en bois, une écurie en bois, une grange en bois et une bergerie en bois. La partie occidentale de l’île où nous nous trouvons est battue par les vents, et dans ma chambre mal isolée il ne fait pas bien chaud. On n’est pas au Club Med. Le lundi matin, il me fait faire le tour de l’exploitation. On passe boire le café chez ses parents. Son père parle français. Il soupire : « ce sont des temps difficiles pour l’Europe ». Depuis mon départ de France, où trois ou quatre coups de fil suffisaient pour trouver du travail, le chômage a explosé. C’est la fin des Trente Glorieuses. Un an avant, je ne me serais sans doute pas retrouvé ici.

On passe les deux ou trois premiers jours à refaire une clôture. Jens m’explique qu’il est confronté à un problème inattendu. Une enzyme nécessaire au métabolisme des moutons est absente du sol de l’île et il doit leur injecter une formule quelconque pour y remédier. Pour ça, il faut conduire le troupeau de la bergerie dans le pré.

Et ce n’est pas une mince affaire. On y passe la matinée, mais au moment de rentrer déjeuner un agneau s’obstine à faire demi-tour. Évidemment, sa mère suit et quelques autres moutons leur emboîtent le pas. À tomber fou ! En début d’après-midi Jens me dit que ça ne sert à rien de s’entêter, il va se débrouiller. Je n’ai qu’à rentrer déjeuner. Déjeuner ! Tu parles, depuis que je suis ici je crève de froid et de faim. En plus c’est la semaine de Pâques, et elle est souvent marquée par un refroidissement. Pas de chauffage dans ma chambre. Quant aux repas, ils sont quasiment inexistants. Des tartines, encore des tartines, toujours des tartines. Et pas grand‑chose à mettre dessus. Tine passe ses journées à la maison à lire des bouquins sur l’élevage des moutons. Je ne suis pas macho, mais elle devrait peut-être se rendre compte qu’on ne va pas tenir le coup longtemps à ce train-là. Jens ne rentre à la maison qu’en fin de journée, épuisé. Il est finalement parvenu à convaincre l’agneau et sa mère de rester dans l’enclos. J’ai devant moi l’homme qui murmure à l’oreille des agneaux.

Le lendemain, c’est l’opération vaccination. C’est Jens qui s’y colle avec un voisin venu donner un coup de main pendant que je surveille le troupeau, secondé par un border collie qui s’est pris d’affection pour moi – au grand dam de Jens. Les moutons sont poussés dans un couloir avant d’être piqués l’un après l’autre et marqués d’un trait d’aérosol de couleur pour les distinguer. Les giboulées de neige fondue alternent avec de belles éclaircies. De temps en temps, un rayon de soleil éclaire la toison des moutons dans le pré. Cette image bucolique me rappelle les scènes champêtres des tableaux des siècles passés. Carpe diem.

Un matin avant d’aller à la bergerie, il me conduit à l’écurie. Je n’ai jamais monté à cheval et il me présente ça comme l’occasion d’apprendre. Je n’ai rien contre, au contraire. Seulement, le cheval soi‑disant très doux lance une ruade dès notre entrée et me semble bien nerveux. On remet ça à plus tard.

À la fin de la semaine, c’est décidé : je rentre à Copenhague. Ras-le-bol des toiles d’araignée dans l’estomac. C’est du grand n’importe quoi ce job. Le dimanche, je prends donc le ferry pour Århus puis le train pour Copenhague. La traversée entre Anholt et Århus se fait à marée haute, mais même ainsi je remarque que le bateau progresse prudemment pour éviter les hauts fonds. Par endroits il n’y a guère plus de trois mètres d’eau.

En arrivant à Copenhague je file dans un sleep-in. Les sleep-ins, c’est un truc que j’ai découvert l’été dernier. Des sortes d’auberges de jeunesse, en plus informel. Pendant l’été, les locaux d’une école désaffectée étaient aménagés en dortoirs. On y dormait sur des matelas à même le sol. C’était mixte, y compris les douches. À cette époque, pour beaucoup de jeunes venus comme moi de France, d’Allemagne ou d’Italie c’était exotique. La Scandinavie avait la réputation d’être sexuellement libérée. On en avait la démonstration en situation réelle.

Les sleep-ins avaient aussi le double avantage, extrêmement appréciable au Danemark, d’assurer le gîte et le couvert à un prix défiant toute concurrence.

Le lendemain je retourne au Centre pour les réfugiés, où j’explique la situation à Jens. Il n’est pas surpris, je ne suis apparemment pas le premier à revenir au bout de quelques jours. Le salaire de ma semaine ne risquant pas de m’emmener bien loin, il réactive aussitôt mon allocation hebdomadaire en attendant de me trouver une nouvelle piaule.

Au sleep-in, on côtoie pas mal d’Américains qui ont fui la conscription aux USA. On est en pleine guerre du Vietnam et ils sont nombreux à prendre la poudre d’escampette. La plupart vont au Canada, mais beaucoup viennent aussi en Scandinavie. Je ne sais pas trop ce qu’ils font, mais ils sont bien considérés et semblent se débrouiller plutôt bien. Certains font un mariage blanc, d’autres montent un business. L’un d’eux dit qu’il dépense cinquante dollars par jour. En 1975, le SMIC français évolue autour des 250-300 $. Lui, il n'est pas gêné aux entournures.

Au bout de quelques jours, Jens m’a trouvé une chambre. Elle est bien plus belle que celle de Vesterbrogade. Très lumineuse et chaleureuse, elle donne sur la cour d’une école. L’endroit est très calme si on fait abstraction des heures de récréation. L’appartement est immense. La propriétaire, Lotte, est une infirmière d’une petite cinquantaine d’années qui travaille de nuit et élève seule ses deux garçons de sept ou huit ans. Elle a été mariée à un Français et a vécu à Paris quelques années. Très cultivée, elle parle français quasiment sans accent et ses gamins se débrouillent bien aussi. Il y a déjà un autre locataire, également français. C’est Jacky, rencontré il y deux ou trois semaines au Centre.

On est tout de suite potes. Il vient de Bourg-en-Bresse. Son parcours pour venir à Copenhague est plutôt rocambolesque. Quand il a décidé de ne pas faire le service militaire, il ne savait pas où aller et a opté pour le Maroc. Avant cela, il n’avait jamais voyagé. Quant à la France, il ne connaissait guère que son coin. Pourquoi le Maroc ? Parce qu’il savait pouvoir y parler français. Il a traversé la France et l’Espagne en stop, puis le détroit de Gibraltar de nuit avec un passeur. Une fois au Maroc il s’est rendu compte qu’il n’avait aucune chance d’y trouver du boulot. Là, quelqu’un lui a conseillé d’aller plutôt en Scandinavie. Demi-tour. Il a retraversé le détroit puis l’Espagne, la France sans se faire prendre et enfin l’Allemagne en stop. À la frontière danoise, quand les douaniers lui ont demandé où il séjournait à Copenhague, il leur a répondu finement qu’il allait à l’Hôtel du Nord, ou du Pôle ou quelque chose comme ça. Comme ils ne parlaient pas le français et lui aucune autre langue que la nôtre, ils l’ont laissé passer.

Dans l’appartement de Lotte, il n’y a que les chambres qui soient présentables. Les murs de la cuisine sont recouverts d’une épaisse couche de graisse et de poussière. Un soir on a trouvé du pâté de foie plein d’asticots dans le frigo. Hop, poubelle ! Quant à la salle de bains, si la baignoire et le lavabos sont propres, une énorme pile de linge à laver occupe tout un coin de la pièce. Lotte travaille de nuit. Quand elle est de congé, elle passe son temps dans son bureau à lire en buvant des bières à la chaîne puis, une fois la caisse vide, à finir la soirée en vidant une bouteille d’aquavit. Et elle fume deux paquets de Lucky Strike par jour. Elle a la voix complètement cassée et on rigole sous cape quand elle répond à un inconnu au téléphone : elle doit préciser que non, ce n'est pas Monsieur, mais Madame Fick.

Un jour elle nous propose 500 couronnes pour lessiver la cuisine. On éclate de rire. On n’est pas feignants, mais là… Elle devait s’attendre à notre réaction et rigole avec nous.

On touche l’aide sociale le vendredi. Là on s’autorise une ou deux bières. Le soir on se balade en ville, souvent à Cristiania, la communauté libre de Copenhague. Une ville dans la ville fondée deux ou trois ans auparavant par des hippies. Il y a de la musique et c’est gratos. On y trouve aussi du shit. Très vite, on se rend compte que c’est nettement plus avantageux que la bière. On se marre bien et on n’a pas mal à la tête le lendemain. À l’appart’, on a un électrophone prêté par Lotte et trois 33 tours : Lou Reed, Sweet et Nazareth. On les passe en boucle.

Un jour Jacky entre dans ma chambre et me tend une lettre. « Putain, faut que tu lises ça ! » C’est son père qui lui écrit qu’il peut rentrer en France, que tout est arrangé. Il a réussi à obtenir un rendez-vous avec le ministre des armées, le général Bigeard. Il lui a dit qu’il passerait un coup de fil au tribunal pour que Jacky ne soit pas inquiété. Le lendemain il est parti. Il me faudra attendre une bonne quarantaine d’années pour connaître la fin de l'histoire.

Vers 2015, nous sommes chez ma mère pour le déjeuner de Noël. En fin de matinée je reçois un coup de fil… de Guyane.

De Guyane ? Je ne connais personne là-bas. Que je crois :

« Allô, Gilles ? C’est Jacky.
- Jacky ?
- Jacky Carrel.
- Ça alors, si je m’attendais à ça ! »

Bigeard n’a pas tenu parole et Jacky a fait de la taule. En tant qu’insoumis, on était condamné par contumace à quatre mois de prison si on rentrait en France avant le délai de dix ans. Il s’est retrouvé dans une forteresse dans la zone d’occupation française, près de la frontière tchèque. Et en sortant il a quand même dû faire son service militaire, cette fois dans un régiment disciplinaire. Bref, il en a bavé.

Je n’avais plus jamais eu de nouvelles, mais j’imaginais qu’en sortant de l’armée il s’était marié et avait fait sa vie dans son coin. Que nenni, il avait attrapé le virus des voyages. Et après quelques péripéties, il s’était retrouvé en Guyane. Marié à une Brésilienne avec qui il avait eu deux ou trois filles. Et, pour couronner le tout, il connaissait Fortaleza. Mais pour l’heure, je suis encore à Copenhague et loin de penser que j’irais un jour dans cette ville dont je ne connais pas encore l’existence.

Fin avril ou début mai, je reçois la visite de Charles, mon futur colocataire londonien. Je suis passé le voir à Chelsea en juillet dernier, deux ou trois jours après mon départ de France. Il m’a dit que si je voulais bosser à Londres, il pourrait m’héberger. En fin de compte, intrigué par le Danemark c’est lui qui vient. Il est effaré par le coût de la vie. Il repart au bout de quelques jours en renouvelant son offre d’hébergement. Il m’apprend qu’il a déménagé. Chelsea, c’est évidemment une adresse très convoitée, mais le loyer est devenu exorbitant.

Courant mai, Jens m’annonce qu’il m’a peut-être trouvé un boulot dans un hôtel, au moins pour la saison. On recherche un portier parlant anglais et allemand, mais comme je parle aussi français et espagnol, ils sont intéressés. Je devrais en savoir plus d’ici une semaine ou deux.

Peu après le départ de Jacky, j’ai un nouveau colocataire, Henning. C’est un Danois qui a un ou deux ans de moins que moi et dont les parents viennent de divorcer. On se parle en anglais et il m’apprend quelques trucs sur la vie danoise, à commencer par les rudiments de la langue. Relativement facile quand on parle allemand. La particularité, c’est le « coup de glotte », le « stød », à la fin de certaines syllabes. Et la phrase que les Danois adorent faire prononcer aux étrangers, c’est le nom d’un dessert traditionnel, le « rødgrød med fløde ». En fait, c’est de la compote de fruits rouges avec de la crème fraîche. Les curieux trouveront facilement comment on dit ça sur Internet. Si on ajoute à ça l’accent très marqué des habitants de Copenhague, on a du mal à se retenir de rire… ou à se précipiter vers la fenêtre pour aspirer une grande goulée d’air frais.

Quand on se balade dans la rue, il arrête à l’occasion quelqu’un pour lui taper une clope. Comme on a rarement l’argent pour acheter un paquet entier, c’est une pratique courante. On donne une couronne en échange. En France, c’est inimaginable à l’époque. Au Danemark, un paquet de clopes coûte au minimum 9 couronnes, soit un peu plus de 7 F contre 1,50 F chez nous. Ça explique tout. Comme Henning, je finirai par faire de même à l’occasion. Une autre chose m’étonne aussi – il faut dire qu’à l’époque je ne suis pas bien dégrossi : s’il n’y a pas de toilettes publiques à proximité, on entre simplement dans un hôtel. Les portiers ne s’offusquent jamais de notre tenue vestimentaire ni de notre look. En France, il faudrait entrer dans un bar et commander une consommation, rares étant les cafetiers qui autorisent l’accès aux toilettes sans consommer. Il faut les comprendre aussi, ce sont eux qui doivent se charger de l’entretien.

Un jour on passe voir des copains à lui. Ils habitent dans une ancienne caserne du XVIIe ou XVIIIe siècle aménagée en logements sociaux. Je suis surpris de voir que les plafonds sont très bas. Les Danois étant plutôt grands ça peut sembler bizarre, mais j’apprends qu’à l’époque de la construction, c’était beaucoup plus facile à chauffer. D’ailleurs, cela appelle une autre remarque : dans toute la Scandinavie, les fenêtres sont traditionnellement doublées, l’espace d’une dizaine de centimètres qui les sépare permettant de se prémunir du froid. De nos jours, on ne trouve évidemment plus que du double ou du triple vitrage.

Les gens qui ont connu les années 70 se souviennent immanquablement de l’été 76, mais en 75 il a fait très beau aussi. Cerise sur le gâteau, depuis l’équinoxe de printemps, les jours rallongent de manière spectaculaire. En juin, il ne fait plus nuit du tout et le soir on se fait piéger par l’heure. En traînant dans les rues, j’ai l’impression qu’il n’est que dix heures alors que minuit vient de passer. À une heure ou une heure et demie, le soleil se lève déjà. Au nord. Quand on rentre, le plus souvent entre deux et quatre heures du matin, il fait déjà grand jour.

Courant juin, Jens me signale à une ou deux reprises que ma date d’embauche est repoussée parce que l’hôtel est encore en travaux ou je ne sais quoi. Pas grave, mais j’ai tout de même hâte de commencer.

Fin juin, je reçois une convocation au service étranger de la police. Pensant que c’est une simple formalité pour le renouvellement de mon visa de touriste, je m’y rends après déjeuner. C’est la douche froide. On m’apprend que mon visa est périmé depuis deux jours. Eh oui, le visa délivré en arrivant d’Italie était valable 90 jours, pas trois mois. Les voyageurs se font avoir régulièrement avec ce genre de détail, ce qui oblige généralement à payer une amende ou au minimum à sortir du pays, quitte à y rentrer aussitôt. On se fiche pas mal de la promesse d’embauche qui m’a été faite, j’imagine qu’ils entendent ça à longueur de journée. En attendant, on ne me fait pas de cadeau. Avec la crise économique et le chômage en pleine explosion, la moindre occasion d’expulser un étranger est bonne. On me fait patienter dans un couloir avec une dizaine d’autres mecs. Je ne comprends pas très bien ce qui se passe, mais je pense que les flics vont téléphoner à Jens et à Lotte. Je suis sur le point d’avoir un job et j’ai un logement. Ça va s’arranger.

On nous demande de nous lever et de suivre un flic. On descend un escalier et une fois dans la cour, on nous fait monter dans un fourgon cellulaire ! Quoi ? Évidemment, personne ne donne la moindre explication. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on nous conduit à la prison de Vesterfængsel. Dans le fourgon, on est chacun dans une cabine minuscule avec un siège et tout juste la place pour poser les pieds. Sur le trajet, à travers la petite fenêtre grillagée je vois les gens prendre le soleil avec insouciance aux terrasses de café…

On me met dans une cellule sans aucune explication. Apparemment tout a été refait à neuf. Murs blancs, plafond blanc, sol blanc, draps blancs sur la couchette. Une table et une chaise. Pour aller aux toilettes, il faut appeler le maton. On m’a pris mon passeport, mais aussi mes clopes. Je tourne en rond dans ma cellule de deux mètres sur trois comme un lion en cage. Le maton est un jeune type plutôt sympa, probablement un mec qui fait le service civil. À une ou deux reprises il m’offre une cigarette. Le lendemain, toujours impossible de savoir ce qui se passe, mais on me remet une pochette en plastique : c’est Henning qui m’a fait porter des bonbons et des clopes. Béni soit-il ! Le deuxième matin après la douche, on m’extrait de la cellule et on me reconduit au commissariat. J’apprends alors que je suis expulsé du Danemark avec interdiction de retourner dans aucun des pays scandinaves pendant trois ans. Je tombe de haut. J’ai l’impression d’être traité comme un vulgaire petit délinquant. Toutefois, au Danemark on est très humain. Et on respecte les lois de la CEE. J’ai donc droit à un billet de train soit jusqu’à la frontière française, soit pour la destination de mon choix dans un pays de la CEE, plus 150 couronnes pour manger. Je choisis Londres puisque c’est là‑bas que je comptais aller après le Danemark.

La veille, quelqu’un est allé chercher mes affaires chez Lotte et on me les rend avant le départ. Un véhicule de police me conduit jusqu’à la gare et je monte dans le train conduisant au ferry. Le trajet dure une demi-heure. Dans le compartiment, je suis seul entre deux flics. Le train s’arrête finalement et les deux flics m’accompagnent au bout du couloir : de l’autre côté de la porte, je suis dans la partie du train à bord du ferry qui va m’emmener à Travemünde, en Allemagne.

Tout a été si vite que j’ai un peu de mal à me rendre vraiment compte de ce qui m’arrive. Cette histoire de 90 jours de visa me reste sur l’estomac Et puis l’interdiction de séjour de trois ans en Scandinavie me semble totalement disproportionnée.

En consolation, il fait beau et chaud, et j’ai un billet de train pour Londres.

Haut de la page