Angleterre - 1975-1976

 

Il fait un temps magnifique à Copenhague depuis plusieurs semaines, mais quand j’arrive à Londres en ce 1er juillet, il fait carrément chaud. À la gare Victoria, je prends un train de banlieue brinquebalant jusqu’à Balham. La rue où habite Charles est à cinq minutes à pied. Ambiance vieille Angleterre. Dans les années 70, beaucoup de façades sont encore noircies par la pollution. En sortant de la gare, Balham High Road est bordée d’immeubles en briques de trois ou quatre étages datant de la Révolution Industrielle. On y trouve beaucoup de petits commerces de quartier tenus par des Italiens, des Pakistanais ou des Indiens. On croise aussi pas mal de Jamaïcains. Tout l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais se retrouve ici. Les caniveaux sont souvent jonchés de papiers gras, canettes et autres paquets de cigarettes vides. On est loin de l’ambiance proprette, voire aseptisée, de la Scandinavie.

Charles habite Balham Park Road, rue perpendiculaire à Balham High Road – on fait dans l’originalité. Il loue une chambre dans une rangée de maisons en briques qu’on appellerait dans le nord de la France un coron. Il peut m’héberger en attendant que je trouve une piaule. C’est une maison anglaise typique, avec une vague courette grande comme un mouchoir de poche sur le devant et un escalier dans l’entrée. C’est au premier étage, dans une extension construite à l’arrière de la maison comme on en voit souvent en Angleterre. Une douzaine de mètres carrés à tout casser, kitchenette encastrée incluse. Fenêtre à guillotine et moquette rouge fatiguée. Salle d’eau et WC sur le palier. Comme Charles n’a que son lit pour une personne et pas de canapé – il n’y aurait de toute manière pas la place d’en caser un, je dors dans mon duvet à même le sol.

 

 

La station de métro

La maison est celle qui a une courette fermée par un portillon noir. Je loge à l'étage et à l'arrière de la maison.

 

Il est prof de français et c’est pour lui le début des vacances d’été. Les premiers jours, je ne cherche pas encore du boulot et on passe le plus clair de notre temps à causer en buvant du thé ou des bières le soir. La chambre est directement sous le toit et c’est un vrai four. Surtout, la ligne de chemin de fer qui relie Londres au sud de l’Angleterre passe au bout du jardin. Un train à la minute en moyenne. Quand on crève trop de chaud, on ouvre la fenêtre pour avoir de l’air, mais il faut la refermer au bout de cinq minutes parce qu’on ne s’entend plus. Ça maintient en forme !

Les premiers jours, je glande un peu en parcourant les petites annonces. Ici, la vie est moins chère qu’au Danemark, mais je me rends vite compte que les salaires proposés sont aussi bien plus bas. Un boulot non qualifié est payé en moyenne £30 par semaine, £40 pour des emplois sans doute plus intéressants, mais généralement assez loin. Et puis il faut le plus souvent prendre le métro ou le train, et ici c’est assez cher. Certes, c’est un peu plus que ce que je touchais à Copenhague, mais pas mirobolant, loin de là. Et puis ce sont les salaires bruts. Les salaires nets sont encore plus bas.

On fait les courses dans une grande épicerie italienne au bout de la rue sur Balham High Road. Comme je suis assez curieux, je découvre des spécialités alors quasiment inconnues en France comme la Worcestershire sauce, la sauce HP, le (ou la?) Marmite, ou encore le lemon curd. Dire qu’aujourd’hui on trouve tout ça au Super U de Saint-Benoît-du-Sault ! C’est aussi à l’épicerie qu’on achète les cigarettes. À la différence de la France, et comme en Scandinavie, les bureaux de tabac n’existent pas. On va au kiosque à journaux ou à la supérette du coin. Un jour je décide de goûter au tabac à rouler anglais. L’Old Holborn est un tabac de Virginie, qui a toujours été mon préféré. J’en achète un petit paquet d’une demi-once pour goûter. Adopté aussitôt !

Au fait, ça fait combien, une demi-once ? Environ 14 grammes. L’Angleterre est en train d’adopter le système métrique, mais tout le monde est en quelque sorte bilingue et s’exprime encore principalement dans le système impérial. Le sucre en poudre est vendu au kilo, mais l’emballage porte la mention « 1 kg = 2,2 lb ». Je découvre ainsi que je pèse environ 130 livres et que je mesure cinq pieds et quatre pouces. Les bouteilles de lait livrées sur le pas des portes le matin sont d’une pinte, soit 56 cl. Et puis il y a aussi l’once liquide, qui correspond à environ 3 centilitres. Quand on commande un whisky au pub, on se voit servir un verre d’un sixième de gille, soit un peu plus de 2 centilitres. La gille correspond à un seizième d’once liquide. Oui, parce qu’il y a des onces pour les solides et d’autres pour les liquides. Par la suite, je découvrirai qu’en Écosse on est plus généreux : la dose standard est d’un cinquième de gille. Quant aux unités de longueur, le système métrique est en vigueur depuis peu, mais les gens ne s’y retrouvent pas. Les pouces, les pieds ou les miles, c’est tellement plus simple… Par chance, c’est à la monnaie que le système métrique a été appliqué en premier et tout le monde s’y est fait rapidement. Heureusement pour moi qui suis nul en calcul mental, même si j’ai fait de gros progrès : ayant en effet passé pas mal de frontières depuis mon départ de France, je me suis habitué à la gymnastique mentale des taux de change. L’euro est encore bien loin. Quand on sait qu’une livre sterling valait auparavant vingt shillings, lesquels correspondaient à douze pence… Charles me raconte que le premier jour, les gens trouvaient tout drôle de se voir demander quarante-trois pence pour un article alors qu’avant les montants exprimés en pence n’auraient pas dépassé dix-neuf. À vingt, on disait un shilling. Ils auraient donc payé huit shillings et trois pence. Exit le shilling, même si, dans la vie quotidienne, on entend souvent mentionner certains petits prix dans cette dénomination. Pour les sommes plus importantes, on comptait parfois aussi en guinées, une guinée valant vingt-et-un shillings…La plus petite dénomination est alors le demi-penny, qui correspondait aujourd'hui à cinq cents (0,05 €), et se prononce "heïpny". Ah oui, et il y a la pièce de deux pence dont on se sert dans les cabines téléphoniques. On dit un "toppence"...

Un week-end, Charles me propose de l’accompagner chez ses parents à Gosport. C’est sur la côte, juste en face de Southampton. Hormis la semaine passé sur l’île d’Anholt au Danemark, je n’ai pas mis les pieds en dehors d’une capitale et la campagne me manque, surtout par ce beau temps. On roule les vitres grandes ouvertes et, en longeant la baie un peu avant d’arriver, Charles lâche un « pouah ! ». Ça sent la marée à plein nez. Il m’explique que c’est ce que disent les gens du coin quand, à marée basse, les algues échouées sur les plages dégagent cette odeur caractéristique. Personnellement, je préfère ça aux gaz d’échappement londoniens.

Charles est un enfant unique né sur le tard. Ses parents ont déjà autour de soixante-dix ans. Ils habitent une maison bourgeoise dans un quartier tranquille à deux pas de la baie. Ambiance très victorienne. Sa mère marche sur des œufs : un Français, ça doit être habitué à une cuisine raffinée. Elle est aux anges quand je lui dis que le repas qu’elle a confectionné est le meilleur que j’aie dégusté depuis bien longtemps. Ce qui n’est pas de la flatterie, elle est bonne cuisinière. Le père de Charles était architecte. Le soir au jardin il me raconte des anecdotes de sa jeunesse dans les années vingt. À cette époque il est allé en Norvège dans le cadre d’un voyage organisé par son université. Avec les autres étudiants ils avaient été reçus chez Fred Olsen, le grand armateur, chez qui ils avaient bien profité de la piscine. Ce devait être une des très rares existant alors en Scandinavie. Vers 1920 il était aussi allé passer quelques jours à Paris. Il avait surtout été frappé – et un peu choqué, il faut bien le dire – par les gens qui vidaient les pots de chambre dans le caniveau le matin. C’était une autre époque…

De retour à Londres, je continue à consulter les petites annonces. À la fin, de guerre lasse je prends un job dans un atelier de rechapage de pneus de Croydon. Je dois commencer le 26 juillet. Ce jour‑là je prends donc le train pour Croydon. C’est à un petit quart d’heure de train. Ensuite, je dois encore marcher quelques centaines de mètres dans un vieux quartier industriel. L’atelier se situe au fond d’une cour, au‑dessus d’un préau où sont entassé les pneus. On y accède par un escalier extérieur en fer. Plancher en bois, cloisons en bois, toit en tôle. L’atelier doit mesurer une cinquantaine de mètres carrés. On entre d’abord dans une petite pièce où sont entassés les pneus qu’il faut débarrasser de leur gomme avant de les rechaper.

Victor, « Vic », le patron, un gros costaud d’une cinquantaine d’années parle avec un accent cockney assez marqué que j’ai un peu de mal à suivre au début. Il fait les présentations. C’est vite fait : j’ai un seul collègue, John. Un type dans les quarante-cinq ans, un peu terne mais aimable. Vic s’éclipse peu après. Je comprendrai plus tard que l’établissement principal est à Tooting, un borough voisin de Balham, d’où le nom de la boîte Tooting Tyre Services. Ici, ce n’est qu’un atelier secondaire. Au cours des mois suivants je ne le verrai qu’assez rarement, généralement en coup de vent. Il est du genre bon vivant et plutôt relax. Rien d’un patron sans arrêt sur le dos des gens.

C’est John qui me montre en quoi consiste le boulot. Il faut d’abord retirer la bande de roulement usée du pneu. Ici, c’est très, très artisanal. Le pneu étant maintenu par un mandrin pneumatique, on le « gratte » au moyen d’une plaque métallique rotative hérissée de pointes dures qui tourne à toute vitesse. Cette plaque est elle-même fixée sur un axe motorisé et on l’actionne à la manière des gaz sur une mobylette, en faisant pivoter le guidon alternativement à droite et à gauche. Les picots de la plaque arrachent de petites particules de la bande de roulement jusqu’à ce que le pneu soit à peu près à nu. Ça ne prend que quelques minutes, mais ce n’est pas de tout repos tant qu’on n’a pas pris le coup. Et puis c’est aussi salissant que bruyant, de petites particules de caoutchouc venant s’incruster dans les vêtements et dans les replis de la peau.

Ensuite, il faut découper une nouvelle bande de roulement. Le four est constitué d’une couronne métallique à l’intérieur de laquelle on plaque la bande de roulement avant d’insérer le pneu à rechaper. Au bout de quelques minutes, la cuisson, qui s’effectue à 140°, est terminée et on peut retirer le pneu. Insérer le pneu dans le four et l’en retirer est assez pénible, et il faut faire attention à ne pas se brûler. La première fois, John m’explique que la nouvelle bande de roulement doit être légèrement plus courte que la circonférence du pneu pour tenir compte de la dilatation pendant la cuisson. D’environ trois huitièmes de pouce. Allons bon ! Combien ça fait, ça ? OK, sachant qu’un pouce mesure 2,54 cm, un huitième c’est un peu plus de 3 mm. Allez, à la louche, un centimètre.

Je gère trois fours en même temps. Ça implique de commencer par gratter trois pneus d’avance avant de les rechaper. Les deux premiers jours j’en bave méchamment. Dehors il fait plus de 30° et nous travaillons directement sous le toit en tôle. John étant plus expérimenté, il gère cinq fours à la fois. Avec les trois miens, ça fait huit fours à 140°. Dans l’atelier la température dépasse allègrement les 35°. À ne rien faire, ça irait, mais là… À cette époque, j’ai la mauvaise habitude de boire simplement du thé le matin. À partir du troisième jour, je prends un solide petit‑déjeuner pour tenir le coup.

Le midi je vais chercher un sandwich dans un petit snack voisin. Le vendredi, jour de paie, je me paie un fish and chips ou un steak and kidney pie. Ça coûte 35 pence, ce qui est un peu au-dessus de mes moyens : je ne gagne que £19 net par semaine. Je rogne sur toutes les dépenses. D’autant plus que l’inflation flirte avec les 20 %.

Le soir en rentrant, je passe près d’une heure dans mon bain. Je suis tellement crevé que c’est la seule manière de me requinquer. À chaque fois je m’endors et je dois remettre une pièce de 10 pence dans le compteur au-dessus de la baignoire pour ajouter de l’eau chaude. Ce truc m’a surpris la première fois ; j’ai ensuite appris que c’était monnaie courante, si j’ose dire, dans les locations. Le boulot est tellement salissant que dois nettoyer les minuscules particules de caoutchouc qui se sont déposées au fond quand je vide la baignoire. Il paraît qu’une heure de sommeil dans un bain chaud équivaut à trois heures dans un lit. Je confirme.

Début août Charles part en vacances en France, chez des amis anglais qui ont une maison du côté de Cognac. C’est justement à ce moment-là que Gilles et Marie-Agnès me rendent visite pour huit jours. C’est à elle que j’avais donné procuration pour aller chercher mon passeport à la mairie l’année dernière quand j’ai quitté la France. Comme les Français croisés au Danemark, eux aussi me parlent du dîner de Giscard chez les éboueurs. De son côté, Gilles vient de se faire réformer. Au moment où il a reçu sa convocation pour aller faire le service militaire, il vivait avec Marie-Agnès depuis peu. Pendant qu’il faisait ses classes, il a joué au mec déprimé. Seulement il s’est pris au jeu et a fini par l’être vraiment. Au bout d’un mois ou deux, ça n’allait plus du tout, du tout. Il commençait à avoir des pensées suicidaires. Le psychologue l’a alors déclaré inapte au service militaire et l’a réformé aussitôt.

Gilles est musicien, bassiste pour être précis. On cause donc musique, nouveaux albums. En ce moment on parle beaucoup de Kraftwerk. Là, on est bien loin de l’univers musical anglais. On connaissait déjà les synthés, évidemment, avec des groupes comme King Crimson. Kraftwerk vient de sortir son album Autobahn. "Wir fahr’n, fah’n, fahr’n auf der Autobahn. Ich schalte das Radio an. Aus dem Lautsprecher klingt es dann : Wir fahr’n auf der Autobaaaaaaahn". Ambiance bleu ciel. De mon côté, j’avais découvert Can en 1972 avec son tube Spoon. Un copain allemand de mes cousins leur avait offert le 45 tours. En Allemagne ça faisait un carton. Une musique extraterrestre très, très, mais vraiment très éloignée de ce à quoi on été habitué de notre côté du Rhin. On entendait aussi parler de groupes comme Amon Düül ou encore Kraan. C’est ce qu’en Angleterre on appellait le Krautrock, autrement dit, le rock choucroute.

En traînant dans le quartier le soir de leur arrivée, on est vendredi, Gilles est aux anges : on entend de la musique un peu partout en passant devant les maisons ou les pubs. Les jeunes qui ont un garage ou un petit local quelconque, ou des parents tolérants ou résignés, répètent avec leurs copains. Quant aux pubs, ils ont souvent une petite scène où les jeunes musiciens peuvent se produire en espérant se faire connaître.

Quand je rentre du boulot le deuxième ou troisième soir, Gilles et Marie-Agnès m’apprennent que le voisin du dessous, que je n’avais jamais vu, était venu faire des histoires. Ils n’avaient pas tout compris, mais le type était apparemment mal embouché. On décide donc de dégager pour le restant de la semaine et on se retrouve dans un sleep-in d’Earl’s Court Road. En 1976, le coin est un peu déshérité et c’est la rue des sleep-ins. On peut y dormir sur un matelas à même le sol pour un prix très modique, ça nous va. Et puis on n’a pas les moyens de se payer un hôtel. Là, je retrouve l’ambiance familière des sleep‑ins fréquentés par des routards de tous les pays. L’établissement est tenu par un couple d’Australiens peu aimables et le vendredi on décide d’aller à la campagne pour le week-end. Le samedi matin on se retrouve ainsi dans un petit patelin quelque part au nord de Londres. Un peu paumés, on plante la tente dans un pré sans savoir si on a le droit. De fait, en début de soirée le fermier vient nous trouver. Un peu penauds, on lui explique qu’on ne savait pas s’il y avait un camping quelque part. Il balaie nos explications foireuses d’un revers de la main. Pas de problème, tant qu’on ne laisse pas des papiers gras après notre départ, on est bienvenus. Ouf.

Une fois Gilles et Marie-Agnès repartis, je réintègre la piaule de Balham. Charles doit rentrer de France à la fin de la semaine. De mon côté, j’ai dépensé un peu plus que prévu avec ce week-end à la campagne et dès le mercredi je n’ai plus de clopes. Et la paie ne tombe que vendredi. Deux jours d’enfer ! Comble de malchance, les cendriers ont tous été vidés et lavés. Même pas un mégot à recycler ! J’en arrive à dépiauter des sachets de thé pour rouler des clopes avec. Dégueulasse. Le vendredi après-midi, en prenant un bouquin sur l’étagère je découvre un billet d’une livre. Miracle !!! Je file aussitôt à l’épicerie au bout de la rue acheter des Marlboro. Et deux heures plus tard, je vois Charles arriver avec des cartouches de clopes achetées au duty-free du ferry.

Pendant l’automne, je trouve tout de même le moyen d’aller à deux ou trois concerts. Le premier c’est Argent, un groupe que je connais de nom mais qui n’a jamais vraiment percé. Je vais voir par curiosité et, c’est bête, parce que c’est le nom de mon village natal. Sur la scène du Royal Albert Hall, le groupe me surprend agréablement. Du rock bien classique, sans originalité, mais plutôt meilleur en public qu’en studio. Le second, dans la même salle, c’est Can, le premier groupe allemand dont j’avais entendu un tube en 1972. Sur scène, c’est un son bien différent des deux ou trois albums que j’ai entendus depuis. Et le batteur est absolument redoutable. Le troisième, c’est… Kraftwerk ! Dans une salle de second ordre à Croydon, justement là où je bosse. À l’époque, ils ne sont connus en Angleterre que de quelques initiés. Pas foule dans la salle. Sur scène, cinq ou six rampes de néons blancs en arc de cercle derrière les musiciens, qui se tiennent debout droits comme des i devant leurs synthés et leurs percussions électroniques. On a plutôt l’impression de voir quatre techniciens affairés devant du matériel high-tech. Les fondateurs du groupe Ralf et Florian, et les deux autres cultivent le « look boche » : costume noir strict, chemise blanche, cravate, rasés de près et cheveux soigneusement plaqués sur le crâne. On est loin des groupes anglais aux cheveux longs et au look post-hippie.

Le vendredi soir, la paie en poche, il m’arrive de pousser le pied jusqu’à la gare Victoria pour boire une bière. Les serveurs sont des Français, des Espagnols ou des Italiens venus ici pour parfaire leur anglais. Quand ils repartent au bout d’un an, ils ont amélioré leur français, leur espagnol ou leur italien. Tombés dans la solution de facilité, ils ont tous trouvé des emplois de serveur dans des bars ou des restaurants de Soho. Pour ce qui est de pratiquer l’anglais, j’ai l’avantage d’être en immersion complète. Un soir je tombe sur une serveuse finlandaise toute surprise que lui parle dans sa langue. Pas de chance pour moi, elle n’est plus là le vendredi suivant. Pas une langue facile à pratiquer, le finnois. Je tombe aussi une ou deux fois sur un Anglais sympa et cultivé. Dans le milieu ouvrier où je baigne, la culture n’est pas une préoccupation première. Au fil de la conversation, je lui demande s’il travaille à l’immigration. Il confirme mes soupçons : il travaille à Folkestone et retrouve sa famille à Londres tous les vendredis.

Au fil des semaines je deviens plus habile au travail et je passe à quatre fours puis à cinq. Et je fais aussi des heures supplémentaires le samedi. Je n’ai pas l’intention de m’éterniser ici, mais mes horaires ne me permettent pas de chercher un autre emploi. Surtout que le travail ne court vraiment pas les rues. Alors j’économise péniblement £5 par semaine. Mon but est de partir en Allemagne. Là-bas je devrais tout de même gagner mieux ma vie.


* * *


Intermède allemand – Décembre 1975 – janvier 1976

Mi-décembre j’ai enfin réuni de quoi tenir un peu avant de trouver un boulot. J’ai découvert une agence de voyages pour routards qui propose un forfait très avantageux : pour une dizaine de livres, je peux prendre un train jusqu’à Folkestone puis le ferry jusqu’à Ostende, et de là un train jusqu’à la frontière de mon choix. Ce sera la frontière allemande. Après, je fais du stop jusqu’à Hambourg. Angela est revenue de Copenhague et doit se marier prochainement. Son futur mari vient de terminer ses études de théologie et sera prochainement pasteur dans une paroisse voisine. Elle m’a trouvé un hébergement dans un centre apostolique situé dans un immeuble d’un quartier périphérique dont j’ai oublié le nom. C’est juste à côté d’une station de la S-Bahn, le métro aérien, mais plutôt tranquille. Hambourg a en effet été complètement détruite pendant la guerre, et tout est neuf ou presque. Très anonyme. Et froid.

La chambre donne l’impression d’être entièrement refaite à neuf, tout est d’une propreté irréprochable. Les sanitaires, tout aussi immaculés, sont au bout du couloir. Côté rue, j’ai une vue princière sur un immeuble de quatre ou cinq étages d’aspect totalement anonyme et glacial. Le doute n’est pas permis : on est bien en Allemagne. Du Nord, qui plus est. Côté intérieur, la chambre donne sur une petite salle commune où je croise occasionnellement un de mes voisins. Ce sont des travailleurs turcs.

À l’Arbeitsamt, l’équivalent de Pôle Emploi, je ne trouve rien dans mes cordes. Et puis la période n’est guère favorable pour trouver un job. Deux ans plus tôt, je n’aurais eu que l’embarras du choix, comme partout en Europe. Là, ça sent le sapin pour les Trente Glorieuses. Et puis on est à l’approche des fêtes de fin d’année, ce qui ne facilite pas les choses. À propos de sapin, quelqu’un a dressé un arbre de Noël dans la salle commune. Je « réveillonne » d’ailleurs avec mes voisins turcs. Musulmans, ils ne fêtent pas la naissance du Christ, mais passent la soirée à jouer aux dominos. Je suis sorti fumer une clope et ils me font signe de me joindre à eux. On fait connaissance. Ils sont arrivés en Allemagne depuis peu. Tous travaillent comme soudeurs ou quelque chose comme ça. Évidemment, si j’avais passé un CAP au lieu du bac, mes chances d’insertion seraient meilleures. Ils parlent tous à peu près allemand, on n’a donc aucune difficulté à communiquer. Ce ne sont pas de bons musulmans : en guise de pousse-café, ils boivent du raki, l’alcool anisé turc. De mon côté, j’ai apporté une bouteille de Drambuie achetée sur le ferry. Le Drambuie ? Une ligueur d’abricot… écossaise. L’Écosse, l’autre pays de l’abricot, c’est bien connu.

Il y a une discothèque juste au coin de la rue, la Big Apple. L’entrée ne coûte qu’un mark et donne droit à une bière. Bonne musique, beaucoup de monde. Assez vite je sympathise avec un ou deux jeunes du quartier. Un soir une nana me branche. Après quelques mois d’abstinence londonienne, c’est une diversion bienvenue. Seulement à peine arrivés à ma piaule, je me rends compte que c’est une junkie. Et apparemment elle commence à être en manque. Par chance, elle ne tient pas en place et ressort au bout de quelques minutes. Quand ça veut pas, ça veut pas.

Le soir du Nouvel An à minuit, j’entends des explosions dans la rue. Tout le monde est à sa fenêtre à tirer des feux d’artifice. Et ils mettent le paquet ! Pas le moment de s’aventurer sur le trottoir. Ça dure comme ça près d’une heure.

Début janvier j’ai peut-être trouvé un job de serveur dans une pizzeria. C’est la dernière chance que je me donne. Je m’y rends le soir juste avant le coup de feu. Le patron est italien. C’est à lui que j’ai affaire, mais au bout d’une minute d’entretien je sens qu’on ne va pas s’entendre. Il est assez désagréable et, en jetant un coup d’œil circulaire, je vois que les serveurs ne sont pas à la fête. Ça court dans tous les sens pour montrer qu’on fait quelque chose alors tout est visiblement fin prêt. Mais pas question de rester planté à ne rien faire en attendant le client. Faut faire semblant de s’activer. J’ai déjà trop vu ce genre d’ambiance en France, très peu pour moi. S’il y a du boulot, OK, on bosse, mais s’il n’y a rien à faire, pourquoi faire semblant ? Finalement je décline son offre, ce qui semble bien l’arranger. Quant à moi, c’est assez dépité que je réintègre ma chambre.

Les jours suivants, je ne trouve toujours rien à l’Arbeitsamt. Ça ne peut pas durer, je n’ai presque plus d’argent. Je pourrais demander l’aide sociale, mais le cœur n’y est plus. Finalement je décide de retourner à Londres. Là-bas on gagne mal sa vie, mais j’ai plus de chances d’y trouver du boulot.

Au Danemark j’ai fait connaissance avec des Allemands de Rotenburg. C’est près de Hambourg, sur la route de Brême. Je m’arrête voir Bernd. Ses parents m’invitent pour une ou deux nuits. Toujours l’hospitalité allemande. Son père me parle de la guerre. Il était sur le front russe et en a bavé, surtout pendant l’hiver. Il faisait moins quarante et ils se faisaient canarder par l’armée rouge. En même temps, ils l’avaient peut-être un peu cherché ?

Le lendemain soir, Bernd m’emmène à une soirée chez une copine à lui. J’y fais la connaissance de deux ou trois jeunes sympas, qui me demandent pourquoi je ne reste pas en Allemagne. Je pourrais sans doute y trouver un travail ? Pour l’heure, je suis un peu échaudé et ma décision est prise. Je retourne en Angleterre, mais comme l’un d’eux propose de m’héberger le temps de trouver un boulot si je reviens, je garde l’idée en tête. À cette fête, je sors avec une fille qui m’invite à déjeuner le lendemain chez ses parents. Des gens très comme il faut, qui portent un nom à particule pour ne rien gâcher. Ils ont vécu quelques années sur Staten Island, à New York, et se montrent très curieux d’en savoir plus sur l’Angleterre, qu’ils ne connaissent pas.

Je repars en stop le lendemain matin. Un peu avant Brême, je prends une grosse averse et je suis trempé jusqu’aux os au moment où un routier s’arrête. Je porte une de ces vestes afghanes en vogue à l’époque. Elle très confortable, mais je découvre qu’elle n’est pas du tout adaptée à la pluie. Mouillée, elles sent le bouc. Ça fait rigoler mon chauffeur, mais il ne s’en formalise pas. J’ai posé la veste devant la bouche de chauffage et elle est vite sèche. Heureusement, j’en ai aussi une en jean dans mon sac. Pas aussi chaude, mais inodore.

Le lendemain, je suis de retour à Londres.

 

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1976 - Retour en Angleterre


Début janvier me voilà donc de retour à Balham. À Londres il fait moins froid qu’à Hambourg. L’hiver sera d’ailleurs plutôt doux. Dès mon arrivée je file à l’Employment Exchange pour trouver un job. Par chance j’en trouve un mieux payé que le précédent. £40 par semaine pour 40 heures, c’est même nettement mieux qu’à l’atelier de rechapage de Croydon.

C’est un poste d’opérateur de presse lourde dans une usine sidérurgique de New Malden, dans l’ouest de Londres. J’y vais par le train avec un changement à Clapham Junction. Ensuite, je n’ai qu’une petite dizaine de minutes de marche de la gare à l’usine. Gros avantage pour les ouvriers, c’est une « union place », autrement dit une entreprise où les syndicats sont puissants. J’apprends aussi que je peux faire des heures supplémentaires pour arrondir mon salaire. On me le propose dès le premier jour et je donne tout de suite mon accord. Je vais travailler 45 heures, mais comme les heures supplémentaires sont majorées, je gagnerai près de 50 livres.

Je découvre un vaste atelier très bruyant où s’alignent les presses, des tours, des fraiseuses… En fait de presse, je me retrouve sur une ébarbeuse. Assis sur mon tabouret, un seau à mes pieds contenant des pièces plates sorties d'une presse, d’une trentaine de centimètres sur quinze. Je les pose une par une sur un tapis roulant. Elles passent alors entre deux rouleaux qui abrasent les ébarbures avant de tomber dans un autre seau à l’extrémité du tapis roulant. C’est nettement moins fatigant que rechaper des pneus ! L’opération me prend une dizaine de minutes. Quand je demande au contremaître ce que je dois faire ensuite, il s’exclame : « hé, tu m’as bien dit que tu voulais faire des heures sup’ ? ». Message reçu. Je prends alors tout mon temps. J’ai même franchement l’impression d’être payé à ne rien faire. En causant avec les collègues à la pause thé, je comprends que le mot d’ordre c’est « Take it easy, for the money we get... ». Autrement dit, pour ce qu’on est payé, on ne va pas s’esquinter la santé, hein.

Au bout de deux ou trois jours j’intègre mon poste sur une presse. C’est une énorme machine de trois ou quatre mètres de haut qui sert à découper des petites pièces métalliques dont on me dit qu’elles sont utilisées dans des claviers de machine à écrire ou ce genre de chose. À un bout, un gros rouleau de ruban métallique qui passe dans la machine et ressort de mon côté sous forme, d’un côté des pièces découpées, de l’autre des chutes. Tout ce que j’ai à faire, c’est garder mon pied posé sur une pédale pour actionner la machine. Quand le rouleau est fini, je fais signe à un « technicien », qui met un nouveau rouleau en place. En fait, le plus pénible, c’est le bruit. Même avec des boules Quies, on n’est pas mécontent d’arrêter la machine. Et encore moins de sortir de l’usine en fin de journée.

À Croydon j’avais un seul collègue, et il parlait un anglais assez neutre. Ici, c’est Cockneyland. Tout le monde parle avec un accent londonien à couper au couteau avec force coups de glotte. En cockney, on prononce un peu différemment. Par exemple, « all right » se prononce « all roit » et « plane » se prononce plutôt « plaïne ». Rigolo. Je me pique au jeu, et le soir je rapporte les conversations des femmes quand elles comparent le prix de la salade chez Tesco et chez Sainsbury’s. Charles se gondole. Petit à petit, j’intègre les codes. Pendant la pause à la cantine, je prends l’accent pour passer ma commande en appelant la serveuse "love", ou plutôt "luv'".. L’usine est tenue par les syndicats, mais la direction a recours à de petites mesquineries en guise de représailles. Ainsi, il n’y a plus de sucre en poudre pour le thé à la cantine. Une affichette explique bien sûr que c’est temporaire et assure que la situation sera rétablie dès que les circonstances le permettront.

À la cantine, les mecs ne parlent que de foot. Pas mon truc. Quant aux femmes, on est dans la classe ouvrière et, si on peut rigoler ensemble facilement, ça reste les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Par chance, à la cantine je fais connaissance avec Tino. C’est le seul avec qui on peut avoir une conversation un peu plus intéressante. C’est un métis dont le père est jamaïcain. On cause musique.

L’inflation, que j’avais un peu oubliée, se rappelle à mon bon souvenir. Au bout de quelques semaines, le prix du billet de train a fortement augmenté et je décide d’aller travailler en bus. Le forfait hebdomadaire est trois fois moins cher. Seulement j’ai un changement à l’aller avec dix minutes d’attente et deux changements au retour. À l’un de ces arrêts, je dois poireauter un quart d’heure dans un quartier industriel sinistre. On est en février et il ne fait pas bien chaud. Et il fait encore nuit. Je passe près de deux heures par jour dans les transports. C’est trop. Soit je prends le train et je me ruine, soit je prends le bus et je n’ai plus de vie.

Comme je gagne mieux ma vie qu’à Croydon, je m’autorise au moins quelques sorties au pub. Avec Tino, c’est à la fois pratique et pas pratique : comme il est métis et moi blanc, on nous laisse entrer sans trop tiquer dans les pubs fréquentés majoritairement par des Blancs ou des Noirs. Seulement, pas question de draguer. Un soir qu’on est accoudés au bar en train de siroter notre bière, je rêvasse quand Tino me colle un coup de coude. « Regarde ailleurs, tu vas nous faire avoir des emmerdes. » En effet, dans notre ligne de mire quatre nanas sont assises à siroter du vin blanc pendant que leurs mecs jouent aux fléchettes. Nous, on est tout près de l’entrée et elles, tout au fond du pub. Seulement si par malheur elles se rendent compte qu’on regarde dans leur direction, elles allument. Et si l’un des mecs le remarque, c’est sur nous qui nous faisons allumer à la sortie. Surtout qu’en étant en compagnie d’un Jamaïcain - ou lui d'un blanc-bec -, ça risque de mal se passer. D’ailleurs, en général quand le barman fait sonner la cloche d’onze heures moins le quart en criant « last round » pour la dernière tournée, on quitte les lieux. Pas la peine de s’attarder, ce serait chercher les ennuis.

Un vendredi soir que je suis passé boire une bière à la gare Victoria, je tombe sur une Française sympa. Elle est venue à Londres pour une histoire de papiers ou je ne sais quoi. Elle fait ses études à Bristol. Est-ce que je connais ? Non, jamais mis les pieds. Elle m’invite à venir y passer un week‑end. Ce que je fais la semaine suivante. Elle loge à Clifton, un quartier classe moyenne sans histoires, où elle partage un appartement avec une Anglaise. Le vendredi, elle doit encore bosser sur ses cours et je passe la soirée à parler de tout et rien avec sa coloc', Sally. Je me souviens du prénom à cause d’une chanson des Who. Par la suite, je découvrirai que c’est un prénom des plus courants. Je n’ai guère de souvenir de ce week-end, si ce n’est que ça faisait le plus grand bien d’avoir de vraies conversations où il n’était pas question que du prix de la salade et ou de faire des jeux de mots coquins à deux pence.

Un soir, on va traîner du côté de la gare Victoria et de Piccadilly avec Tino. Il est minuit passé quand on se décide à rentrer, seulement le métro ne rouvre que vers cinq heures. Alors qu’on traverse le pont sur la Tamise, on tombe sur deux mecs de Croydon. L’un d’eux a une mère française et parle aussi français, mais ils ne sont pas là pour faire la conversation. Comme nous, ils sont à pied et Croydon c’est à une douzaine de kilomètres à vol d’oiseau. Et nos deux oiseaux ne semblent pas disposés à les faire à pied. Ils tâtent les poignées de portière des voitures en stationnement jusqu’à ce que l’une d’elles s’ouvre. On monte tous les quatre et c’est parti. Ils nous déposent dix minutes plus tard près de Clapham South et je n’ai plus que quelques centaines de mètres à parcourir pour arriver chez moi. J’avoue me sentir soulagé, même si le risque de tomber sur des flics était bien minime. Il aurait suffit d’un alerte à la bombe quelque part, comme c’était assez courant à cette époque, pour se cogner un contrôle.

Vers la fin février je dégote enfin une chambre à louer. C’est sur Balham High Road, à deux pas de la gare. C’est une mansarde au quatrième étage d’un immeuble en briques datant de la révolution industrielle, comme tout le quartier. Pas de fenêtre, seulement une lucarne par laquelle j’ai une vue princière sur une énorme affiche publicitaire à l’angle de l’immeuble d’en face. En fait, je sous-loue cette chambre à une famille qui habite le troisième étage et avec qui je partage la cuisine. Quant à la salle de bains et aux WC, ils sont un étage plus bas. Et comme les escaliers sont particulièrement hauts, il vaut mieux ne pas avoir une envie trop pressante.

Quelques jours avant mon déménagement, je retrouve ma veste afghane, celle qui avait été détrempée par une averse en Allemagne. On dirait du carton bouilli, mais en la tordant un peu je lui fais retrouver sa souplesse. Et je me dis qu’entre deux saisons, elle sera bien pratique une fois que j’aurais décousu les manches. Ce que je fais illico avant de sortir acheter des clopes au bout de la rue. Sur le chemin du retour, je dépasse un groupe de gamins de l’école primaire du coin accompagnés de leur institutrice. J’en entends un demander à son voisin : « tu crois que c’est un hippie ? » et l’autre répondre : « non, je crois que c’est plutôt un gitan ». Sous les rayons de ce premier soleil de printemps, la veste empeste la chèvre. Message reçu, les gamins. Dommage, elle était bien pratique, cette veste.

Pour en revenir à Balham High Road, j’ai des voisins de palier. C’est un couple d’Irlandais qui a une gamine d’une dizaine d’années. Lui, je ne le croise qu’une fois ou deux dans l’escalier. Un grand costaud mal embouché qui joue du marteau-piqueur toute la journée sur des chantiers. Il rentre souvent avec un coup dans le nez et alors c’est sa femme qui en prend, des coups dans le nez. Comme elle est assez jolie et ne travaille pas, il la soupçonne, peut-être pas à tort, de ne pas être un modèle de fidélité.

La famille qui me sous-loue la chambre est un peu à part. Dave est né à Trinidad. Quand Charles me dit que c’est un « Noir blanc », je ne comprends pas tout de suite : en fait il a la morphologie d’un Noir, des cheveux crépus qu’il brosse pour les défriser et un nez épaté, mais c’est un blond aux yeux bleus et à la peau bien blanche. Quant à Phylis, c’est une Irlandaise aux traits prématurément fatigués. Ils ont quatre enfants. Alison, l’aînée, a huit ans, un frère de six-sept ans dont j’ai oublié le nom et un de deux-trois ans. Alison est née aux États-Unis, le deuxième à Trinidad, le troisième en Irlande. Elle a eu un quatrième enfant à l’automne. Le petit dernier est donc un Londonien. On sympathise vite et au bout de deux ou trois semaines je fais un peu partie de la famille. Ils m’invitent presque tous les soirs à dîner avec eux. Cuisine très épicée principalement à base de poulet et de riz. Ils ne roulent pas sur l’or non plus. Dave est un joueur invétéré qui passe plus de temps chez les bootleggers qu’à travailler. Les soirs où il a gagné aux courses ou aux cartes, il revient les bras chargés de repas à emporter pris au restau pakistanais du rez-de-chaussée. Un soir il rapporte un gros sac en plastique de soupe au poulet que Phylis range dans le placard de la cuisine : il a bossé – ça lui arrive quand même de temps en temps – à dépanner des distributeurs automatiques de boissons chaudes. La soupe était paraît-il périmée. À mon avis, elle est plutôt tombée du camion. N’empêche que ça rend bien service parce qu’on en boit pendant des semaines quand il n’y a plus de thé ou de café. Jusqu’au jour où Phylis découvre un gros trou dans le sac : les souris avaient fait un festin. Au moins, elles ne montent pas chez moi. En effet, un matin en voulant me préparer un bol de céréales je découvre un trou au fond du paquet. Et aussi dans le bas de la porte. Le soir je pose une tapette et, juste au moment où je commence à sombrer dans le sommeil, paf ! Ça me fait un peu de peine, c’est mignon les souris, mais on a déjà largement ce qu’il faut à la cuisine.Quand on entre dans la cuisine le soir, dès qu'on allume, elles sont des dizaines à partir se réfugier sous les frigos ou dans les murs.

L’avant-dernier des enfants s’appelle Roland. Je trouve ça bizarre, en France c’est vraiment un prénom de vieux. Il commence à balbutier quelques mots plus ou moins compréhensibles, mais il progresse. Un matin au petit-déjeuner, à l’occasion d’une chamaillerie avec son frère aîné, il nous surprend en répondant à son frère, très distinctement et avec force conviction : « No ! I’m not jokin’ » - non, j'déconne pas -. Et bien entendu avec l’accent cockney.

Vers février-mars, je commence à en avoir marre de passer deux heures et demie par jour dans les bus pour aller au boulot. Je ne sais plus comment, je tombe sur une annonce pour un emploi dans une boîte de Tooting Bec, le borough voisin de Balham. C’est un peu moins bien payé, mais à seulement une station de métro, ce qui fait que m’y retrouve. J’embauche le lundi suivant. C’est une petite usine qui fait de la sous-traitance pour Airfix, une marque de colle que je connais : je l’utilisais pour mes maquettes d’avions quand j’avais dix ou douze ans. Outre que c’est près de chez moi, ce n’est pas bruyant comme à New Malden.

Ce boulot n’est pas fatiguant. Notre atelier est simplement une grande pièce vitrée où travaillent une demi-douzaine de femmes. Elles prennent les tubes vides dans un carton à leur gauche, les placent en dessous d’une buse pour les remplir de colle ou de pâte à bois puis les rangent dans une boîte à leur droite. Nous avons pour chef un bonhomme sympa d’une cinquantaine d’années du nom de Stanley, Stan pour les intimes. Lui et moi, on se charge d’apporter des cartons de tubes vides et d’aller ranger les cartons de tubes pleins dans la remise. La première fois, que je dois aller chercher des tubes vides, Stan me dit d’en prendre une grosse, "a gross" en anglais. Une grosse ? C’est quoi encore, ça ? En fait, il s’agit de douze douzaines. Vive le système métrique ! On remplit aussi les gros entonnoirs de colle ou de pâte à papier quand ils sont vides. Quand on soulève le couvercle en bois, on évite de respirer. Les vapeurs de colle auraient tôt fait de nous défoncer. D’ailleurs tout le monde a droit à sa bouteille de lait. Obligatoire dans ce genre de boulot. Les femmes ont toutes la cinquantaine. L’une d’elles a vécu en Australie. À cette époque, je rêve encore d'y aller un jour. Je comprends qu’elle est rentrée quand son mari a été muté à Londres. On n’est pas très bien payés, mais l’ambiance est sympa et le travail est pépère.

À la pause, on sort tous griller une cigarette dans la cour où sont stationnées les Jaguar XJ des patrons. Vu la consommation de carburant de ces bagnoles, on comprend tout de suite qu’ils se feraient sans aucun doute un plaisir de nous augmenter, mais avec la crise, n’est-ce pas...

Un jour Stan me demande si en France on voit toujours des vendeurs d’oignons à vélo. De quoi il parle, là ? Des années plus tard, j’apprendrai qu’avant la guerre, des Normands prenaient le ferry pour vendre leurs oignons. Ils sillonnaient les routes du Sud de l’Angleterre, les plus courageux ou les plus organisés venant même jusqu’à Londres, leur vélos surchargés de d’oignons attachés par de la ficelle.

Le matin je prends le métro, mais à la fin de la journée je rentre en bus. Le trajet ne dure qu’une grosse dizaine de minutes et c’est moins cher. La paie n’étant pas grandiose, on traque le moindre penny. Je vais jusqu’à Balham en compagnie d’un Irlandais qui travaille dans une autre partie de l’usine et qui habite une station plus loin, à Clapham. C’est un ornithologue amateur. Comme c’est le printemps, il compte repartir à la campagne tous les week-ends pour observer les oiseaux pendant la belle saison. Bien des années plus tard, je découvrirai que les Anglais aussi sont nombreux à se passionner pour les oiseaux.

À propos d’Irlandais, c’est à cette époque que se sont produits un certain nombre d’attentats retentissants de l’IRA, l’Armée Républicaine Irlandaise. L’ambiance était un peu à la paranoïa et je pense que les Irlandais rasaient un peu les murs. Un soir, je suis au Windmill, un pub de Clapham Common, quand les clients sont priés de bien vouloir sortir dans le calme. Quelqu’un a oublié un sac et on craint un attentat à la bombe. Tout le monde sort sagement, chope de bière à la main en échangeant des plaisanteries sur le sujet pendant une dizaine de minutes jusqu’à ce qu’on nous informe que c’était une fausse alerte. Tout ça se déroule avec un flegme tout britannique, les conversations se poursuivant ostensiblement comme s’il ne s’était rien passé.

L’hiver a été doux et on n’a guère eu de pluie. Ce qui n’empêche pas la météo d’être de toutes les conversations. On est en Angleterre ! Quand je logeais encore chez Charles, c’était le plus souvent la première chose dont on parlait. Et ça pouvait durer une demi-heure, entre la giboulée essuyée en partant au boulot, la belle éclaircie dans le quartier où se trouve l’usine ou le lycée de Charles, l’évolution du temps pendant la journée, le coup de vent vers seize heures avec la menace d’orage. On était intarissables sur le sujet. Je me suis souvent dit qu’on n’est vraiment anglais que si on est capable de soutenir ce genre de conversation pendant une heure sans s’en rendre compte.

Après avoir quitté l’usine de New Malden j’ai revu Tino une fois ou deux. Il était en train de bosser sur une chanson dans un studio du côté de Streatham, un quartier pas très loin de Balham, et il ne venait plus beaucoup dans le coin. Pour le coup, j’évitais les pubs jamaïcains. Ça ne me privait pas de toute façon, je n’avais pas les moyens de sortir tous les soirs, loin de là. À l’usine de Tooting Bec je sympathise avec un Irlandais de mon âge qui ressemble un peu à Roger Daltrey, le chanteur des Who. Il faut dire qu’il cultive son look. Je pense qu’il vient de la petite classe moyenne, il est plus cultivé que la plupart des gens que je côtoie au boulot ou en dehors. Ça fait du bien de pouvoir causer d’autre chose que de ce que racontent les tabloïds. Pour le week-end il a trouvé une combine : le vendredi il faut acheter le journal musical Melody Maker et découper le petit encart publicitaire pour le Marquee Club, sur Piccadilly Circus. Ça permet d’entrer gratuitement, une pinte de bière étant offerte. Le hic, c’est qu’il faut se présenter à l’entrée avant sept heures du soir. Comme on n’a pas les moyens de se payer une entrée au tarif normal et encore moins des bières, on se plie à cette exigence. Le Marquee, c’est un lieu mythique. Tous les grands groupes de l’époque, des Stones aux Who en passant par Led Zeppelin s’y sont produits. La première partie est à neuf heures du soir. On y entend les groupes qui commencent à faire parler d’eux. Quant à celui qui est en tête d’affiche, il joue plus tard. Un peu trop pour nous qui n’avons plus qu’une ou deux gorgées de bière chaude et éventée au fond de notre verre. Tant pis, on reste quand même. Un soir on se trouve au bar à deux mètres de Robert Plant, le chanteur de Led Zeppelin. Il marche avec des béquilles à la suite de l’accident de voiture qu’il a eu peu avant à Corfou.

Un autre samedi soir, on y rencontre deux Françaises qui nous invitent à une fête. Elles sont jeunes filles au pair à Hemel Hempstead, dans les beaux quartiers du nord de Londres. On se retrouve à vingt ou trente, ou plus, dans une immense maison entourée de la vaste pelouse qu’on s’attend à trouver dans ce genre d’endroit. Le salon à lui seul est vingt fois plus grand que ma chambre de Balham High Road. Bref, on est chez les bourges, les vrais. Pour tous les jeunes qui sont là, le « travail à l’usine » est un concept abstrait. Ils sont à la fac ou papa leur a dégoté un job grassement payé. L’alcool coule à flots – pas besoin de l’encart publicitaire de Melody Maker pour boire une bière – et les joints tournent allègrement. Un ballon d’oxygène, si j’ose dire, par rapport à mon quotidien bien tristounet.

Un vendredi, Tino me propose de l’accompagner chez un pote à Guilford. C’est dans le Surrey, à une petite heure de train. Le mec est musicien et ça parle studios et enregistrement. Tout ça en fumant des pétards. Le dimanche après-midi on reprend un train pour Londres. Arrivés dans une gare de banlieue, beaucoup de monde descend du train. On n’y prête pas particulièrement attention. Le train redémarre, mais roule à toute petite vitesse avant de s’arrêter. Tiens, on est dans une gare de triage ? Crachotement dans les haut-parleurs du wagon. « Il semble que deux personnes soient restées à bord. Merci de patienter, un agent des chemins de fer vient vous chercher... »

Tous ceux qui ont connu l’été 76 se souviennent du beau temps exceptionnel et surtout de la sécheresse qui a sévi pendant six mois. En ce printemps, on a effectivement un temps magnifique et il fait particulièrement chaud. Début mai, les parents viennent me voir avec Caroline. En voiture. Je vais à leur rencontre au débarcadère de Folkestone. Ils ont aussi amené Lydie, une fille d’Argent qui vient voir sa sœur à Londres. La Renault 11 des parents est évidemment conçue pour rouler à droite. Sur l’autoroute on n’en mème pas trop large, mais heureusement à cette époque les Anglais sont très courtois au volant. Les choses se corsent quand on entre dans la banlieue tentaculaire de Londres. Pas de GPS, à l’époque. Je ne sais comment, on arrive pile au bas de mon immeuble sans nous tromper une seule fois.

Ils ne restent que le week-end. Le samedi, on va visiter le centre de Londres : Piccadilly Circus, Soho, Trafalgar Square, le Strand, Tower Bridge… Je fais le guide qui connaît le quartier comme sa poche. En réalité, la veille était un jour férié et Tino était passé me prendre pour faire un tour dans ce coin-là, justement. Le dimanche, on fait une escapade à Cambridge. On passe la journée à découvrir la ville et à nous reposer sur les pelouses de l’université en regardant les rameurs.

À la maison, Dave et Phyllis m’invitent souvent à manger ou à boire le café avec eux devant la télé. On cause aussi de tout et de rien. Un soir, la conversation tourne autour de l’hypnose. Avant de quitter la France, j’avais participé à quelques séances et je m’intéressais pas mal à ces questions. Là-dessus, Dave m’invite à aller voir des copains à lui, également originaires de Trinidad. En fait, eux aussi ça les intéresse et on doit assister à une séance assez spectaculaire. C’est la fille de la maison, qui doit avoir 15-16 ans, et qui est très sensible. Pas de régression dans le temps, mais un exercice très particulier. À la suggestion de l’hypnotiseur, elle monte sur une chaise où elle se tient droite comme un i. L’hypnotiseur et Dave la prennent alors l’un par la tête, l’autre par les pieds et la posent la tête sur une autre chaise, les pieds sur la première. Ils la laissent comme ça à l’horizontale. Pas particulièrement musclée comme beaucoup de filles de son âge, elle n’aurait pas tenu une minute en temps normal. Là, elle reste dans cette position un bon quart d’heure pendant qu’on sirote une bière en causant. Avant de la réveiller, une suggestion post‑hypnotique lui est faite pour que, en se réveillant, elle prenne appui sur la chaise pour ne pas tomber et se sente parfaitement détendue, sans ressentir la moindre crampe. Et de fait, l’hypnotiseur compte jusqu’à cinq et elle se réveille comme si elle venait de passer une bonne nuit de sommeil.

Un soir, Dave me demande un coup de main pour monter un frigo dans la cuisine. Ce sont justement ses amis trinidadiens qui l’ont déposé au pied de l'immeuble. Un frigo tombé du camion. Il me dit qu’avec ses potes, c’est comme ça. Si t’as besoin d’un frigo ou d’une télé, il suffit de le dire. Ton vœu est exaucé peu après. En retour, s’ils cherchent quelqu’un pour un coup de main, tu ne refuses pas. Pas besoin d’être grand clerc pour piger qu’ils n’ont sans doute pas que des activités bien légales. La pauvreté est mère de tous les vices, c’est bien connu.

Début mai, il m’emmène un dimanche à Putney pour revoir des copains de jeunesse. Il fait très chaud ce matin-là et on se retrouve à quatre ou cinq dans la fraîcheur d’un pub à boire des bières. Dave me demande si j’ai déjà bu du Stingo. C’est du « barley wine », une bière très, très forte. On a déjà un petit coup dans le nez et, allez, soyons fous, goûtons donc. Je ne me souviens plus très bien de la suite, mais en sortant du pub dans la chaleur écrasante, je traverse la rue sans regarder. Et boum ! Je n’ai pas vu la voiture qui arrivait à toute vitesse et je me retrouve projeté en l’air avant de retomber sur la tête. Par chance, j’ai heurté la portière avant. Si j’avais traversé une demi‑seconde plus tôt, je ne serais sans doute pas en train d’écrire ces lignes. J’ai le souvenir confus d’une certaine agitation à l’arrivée de l’ambulance et je me revois sur le brancard dans le couloir du service des urgences. Je suis tombé sur la tête et il va falloir poser des points de suture. J'entends le médecin dire aux infirmiers qu'il va sans doute falloir me couper les cheveux. Là, j’ai un éclair de lucidité pour les supplier de ne pas faire ça avant de retomber dans les limbes. Je me réveille le lendemain matin dans l'incapacité complète de bouger. Le simple fait de remuer la main se répercute dans tout le corps. J’arrive tout de même à tâter mon crâne. Dieu merci, ils ne m’ont pas coupé un cheveu ! Dans la matinée, Dave débarque avec un copain pour me ramener à la maison. On met trois quarts d’heure pour descendre l'escalier de l'hôpital et parcourir les cent mètres qui nous séparent de la voiture.

Le médecin m’a donné un arrêt de travail d’un mois. Pendant plusieurs semaines, j’ai des vertiges quand je m’allonge ou quand je me lève. Les premiers jours, monter et descendre les escaliers est une véritable torture. Je me fais l’effet d’un petit vieux, il ne me manque qu’une cane. De ma chambre je dois descendre deux étages pour aller aux toilettes. Et les escaliers sont particulièrement hauts. Heureusement, ça s’arrange assez rapidement. J’apprends aussi que la femme qui m’a renversé roulait beaucoup trop vite, à près de 90 km/h.

De mon côté, je profite de cette période de vacances forcées pour monter en Écosse. Profitant de mon arrêt de travail, j’ai répondu à une petite annonce pour un job du côté d’Inverness. Il s’agit de préparer des pistes de ski pour l’hiver suivant. C’est évidemment en pleine nature et on doit loger sur place dans une bergerie ou quelque chose de ce genre. C’est un boulot temporaire, mais très bien payé. Je tente donc le coup.

Comme je dois me présenter le lundi, je décide de partir le samedi. Initialement je pensais prendre le train mais on m’a dit que le car était beaucoup moins cher. Je n’aime pas ce moyen de transport, mais quand c’est trois fois moins cher et qu’on ne roule pas sur l’or…

Le lendemain matin je pars en stop jusqu’au village où je dois bosser sur les pistes de ski. Une fois sur place, j’apprends que ce n’est plus d’actualité. Ils ont déjà tout le personnel qu’il leur faut. Aïe. Dans l’urgence, je dois donc me rabattre sur un boulot dans les cuisines de l’hôtel Caledonia. C’est le grand hôtel quatre étoiles où on est toujours sûr de trouver du travail : embauché le matin, on est souvent viré dès le soir. Le directeur est un alcoolique au teint fleuri, très fleuri, qui gueule sans arrêt après tout le monde. Le lave-vaisselle étant en panne, on est deux à avoir pris ce job en dépannage. Ian, qui a mon âge, a été embauché aussi le jour même pour faire la plonge. On baigne dans une ambiance d’étuve et d’eau de vaisselle. À la sortie des cuisines, trois ou quatre marches mènent aux poubelles de la ruelle derrière l’hôtel. Ces marches sont dans une gangue de graisse noire et glissante. Le dirlo me tombe dessus et m’ordonne de les gratter. Évidemment mal équipé d’un ustensile de cuisine en guise de grattoir improvisé, je galère là-dessus toute la matinée. Quand il revient, il juge que ça suffit, que je dois aller prêter main forte à Ian. Après une courte pause dans la ruelle, on reprend le boulot. C’est l’heure chaude, dans tous les sens du terme. Les plats et les assiettes sales reviennent de la salle et il faut les vider dans les poubelles puis les laver en vitesse. On est constamment au taquet, les assiettes repartent encore toutes mouillées. Et on bosse dans un quatre étoiles !

Ian me demande où je crèche. Au départ, je pensais bosser au grand air et être hébergé dans une bergerie, mais là je suis au YMCA et mes fonds sont sérieusement en baisse. Il m’apprend que ses parents sont en vacances au Pays de Galles pour la semaine et me propose de dormir chez lui dans la chambre d’amis.

En fin de journée on se retrouve donc dans un pavillon à trois ou quatre kilomètres du centre. On fait le chemin à pied en causant. À un moment, Ian s’arrête et se tourne vers moi : « tu te rends compte que ça fait quarante minutes qu’on parle de météo ? » Décidément, c’est un sujet de conversation inépuisable.

Arrivé chez lui, il sort sa guitare électrique et se met à jouer des morceaux de Jimi Hendrix. Je suis stupéfait, il est vraiment très doué. On passe la soirée à faire connaissance en buvant des bières prises dans le frigo de ses parents.

Le lendemain, je ne finis pas la journée : je me fais virer par le dirlo alcoolo juste après le déjeuner. Pas bien compris pourquoi, mais je n’ai plus qu’à chercher un autre taf. Et à Inverness, ça ne court pas les rues. Par chance, Ian me dit que je peux rester chez lui pour le moment. Je passe le reste de la semaine à lire les petites annonces de l’Employment Exchange. Je vais aussi à l’aide sociale pour avoir un peu de sous. Au guichet, la nana qui me reçoit n’est vraiment pas coopérative et je dois parlementer un bon moment pour décrocher les quelques livres auxquelles j’ai pourtant droit. Le vendredi, jour de paie, on se retrouve au pub avec des copains d’Ian. Ils nous charrient au sujet du Caledonia. Tout le monde y a bossé à un moment ou un autre. T’as plus de sous pour les clopes ? Pas de problème, tu vas là-bas, ils ont sûrement un poste à pourvoir. De toute manière t’es à peu près sûr d’être viré le soir même sous un prétexte quelconque par le dirlo alcoolo. Et tu peux tout aussi bien t’y repointer le lendemain, il t’aura déjà oublié. Ian, lui, a réussi à y rester toute la semaine et nous dit qu'il se fait l'effet d'être un vieux de la vielle.

Les tournées de bière se succèdent. J’ai bien fait de payer la première, un ou deux autres copains d’Ian se sont joints à nous et chacun commande une tournée. Je ne tiens pas le rythme. J’ai à peine fini ma première pinte que trois ou quatre autres attendent leur tour. Ils les ont commandées et les chopes sont alignées comme à la parade en attendant que je les boive. Et aucun des autres ne se montre disposé à m’aider. Surtout qu’ensuite on passe au whisky. Et rebelote. Je ne me souviens pas du retour chez Ian, mais je ne dois pas être le seul.

Un après-midi que je suis passé le prendre à la sortie du Caledonia, on tombe dans la rue sur un couple. Il cause avec eux quelques minutes. La conversation roule sur je ne sais quel concert qui doit avoir lieu la semaine suivante dans un pub d’Inverness. Tout le monde se sépare avec des saluts aimables. Quelques minutes après, je vois Ian serrer les dents. Il me sort qu’il déteste ce mec. Qui ça ? Ben celui avec qui on vient de causer. Ce mec lui a piqué sa copine, celle qu’on vient de voir. Ian est bien élevé et garde son flegme en toute circonstance. J’imagine mal la même scène à la sortie d’un pub de la banlieue sud de Londres. Ça se serait sûrement réglé au poing ou à la pointe d’une lame.

Ses parents sont de retour le samedi. Ils nous apprennent que la sécheresse sévit jusqu’au Pays de Galles où l’eau du robinet est rationnée. Au Pays de Galles ! Et à Oxford, ils ont eu toutes les peines du monde à trouver ne serait-ce qu’un Coca. Les limonadiers ont été dévalisés.

Le beau temps s’est bien installé, ce qui n’est vraiment pas courant ici. Je resterais bien un peu, mais il faudrait d’abord trouver un boulot et une piaule, et ce n’est pas gagné du tout. Comme je suis de toute manière en arrêt maladie, je décide de rentrer à Londres. Je repars donc dès le dimanche soir. Ian me prête de l’argent pour le train. Comme il doit aller à Londres prochainement, il passera le récupérer.

À mon retour Balham High Road, h'apprends que la femme qui m'a renversé en voiture a retrouvé mon adresse et qu’elle est passée prendre de mes nouvelles. La pauvre, elle devait culpabiliser sérieusement. Dave et Phyllis l'ont heureusement rassurée, mais ils ont oublié de lui demander son numéro de téléphone. J'aurais aimé la remercier moi-même de s'être inquiétée.

Les semaines suivantes, je glande un peu en consultant les offres d’emploi à l’Employment Exchange et dans les journaux. Rien de bien intéressant. Au pire j’ai encore mon boulot à Tooting Bec, après tout je suis en arrêt de travail pour un mois. Et si je veux quitter cet emploi, je n’ai qu’un préavis d’une semaine à donner. Je reprends donc le boulot. Quand je raconte à Stan ce qui s’est passé, il manque de s’étrangler : « Mais t’es pas fou ? Quatre Stingo ??!! ». L’essentiel est que je ne sois pas mort, hein. Finalement je bosse encore une semaine ou deux avant de donner mon préavis.

Me voilà maintenant sans emploi. À Londres il fait chaud et comme je n’ai rien de mieux à faire, je décide de faire un tour d’Angleterre express en stop. Et me voilà reparti pour Inverness. Cette fois, j’ambitionne d’aller jusqu’à John o’ Groats, à l’extrême nord de l’Écosse. Ça ne présente probablement aucun intérêt, mais je trouve l’idée marrante.

Faire du stop en Angleterre, à l’époque c’est le rêve. On descend d’une voiture pour monter dans la suivante. On n’attend jamais plus de dix minutes ou un quart d’heure. En fin d’après-midi du côté de Leeds, la dame qui vient de me faire faire quelques kilomètres m’invite à prendre le thé. Son mari rentre du travail peu après. Je comprends alors que prendre le thé, c’est en fait l’équivalent de notre dîner, et ils me gardent pour la nuit dans la chambre d’amis. Ce sont des gens de la petite classe moyenne instruits et on passe une soirée agréable. Et puis mon accent londonien les amuse.

Pour monter à Inverness j’ai pris la route côtière qui passe par Aberdeen. J’en garde le souvenir d’une ville où domine la couleur grise du granite. Et l’endroit est battu par les vents de la Mer du Nord, ce qui ne donne guère envie de s’éterniser. J’imagine que la météo est rarement clémente par ici. Je suis pris en stop par un routier écossais qui va jusqu’à Inverness. À un moment donné dans la conversation, je lui dis que je suis français. « T’es français ? Putain, mais fallait le dire ! ». Mon accent londonien l’a trompé et là il devient beaucoup plus chaleureux. Les Français étant les ennemis héréditaires des Anglais, il a trouvé un allié.

À Inverness, je passe rendre ses sous à Ian, surpris de me revoir si vite. J’essaie de partir vers le nord, pour atteindre John o’ Groats, mais je dois abandonner mon projet. C’est un coin quasiment inhabité et je n’ai que très peu de chances d’y parvenir facilement. Mes fonds étant limités, je ne peux pas me permettre de traîner plusieurs jours juste pour ça. Je n’insiste donc pas et repars le soir même en stop. Le temps est toujours magnifique et, comme on est à plus de 57° de latitude nord, le soleil se couche vers onze heures pour se lever à une heure. Je parcours les cinquante premiers kilomètres assez facilement, mais de minuit à quatre heures du matin je poireaute en pleine cambrousse. Heureusement il fait largement plus de 20°, ce qui est totalement exceptionnel ici, et le paysage environnant de collines couvertes de bruyère est magnifique.

Le beau temps est installé durablement et les hasards du stop me font passer par le Pays de Galles. J’arrive à Llangollen en fin d’après-midi. Le conducteur qui m’y a déposé m’a appris que la ville accueille un festival de danse celtique, mais c’est seulement dans quelques semaines. Je trouve le nom rigolo : ça se prononce « Xlangoxlen », le x se prononçant comme la jota espagnole. Ne sachant où aller, je me retrouve à camper dans un pré à l’extérieur de la ville. Le fermier qui m’a permis de planter ma tente chez lui me fait payer une misère, 50 pence la nuit. Et il me fournit du lait et même des œufs que je fais bouillir sur mon camping-gaz. Le troisième jour je repars pour Londres. Sur le coup de midi, je vois arriver une blondinette sexy dans une MG cabriolet. Ça change des routiers et des représentants de commerce. Sympa, elle me dépose à un emplacement à la sortie de la ville d’où je suis sûr de pouvoir repartir facilement. Dommage que ce n’était pas l’heure du thé.

Le trajet de retour se fait à une vitesse record. À cette époque il n’y a pas de radars et bien peu de contrôles routiers. Un mec m’embarque du côté de Cardiff. Il roule à 120, sauf que là, ce sont des miles à l'heure, soit quelque chose comme 190. Dans l’après-midi il me dépose à une station de métro dans la banlieue de Londres. À six heures du soir je suis de retour Balham High Road.

À l’Employment Exchange j’ai vu qu’une usine métallurgique de Salisbury cherchait du personnel. Pas de chance là non plus, une fois sur place j’apprends que les deux ou trois postes ont été pourvus. Dommage, c’est une très jolie ville et j’aurais probablement bien aimé y habiter. Autour, c’est la campagne et c’est à une échelle plus humaine que Londres. Retour une nouvelle fois à Balham.

En arrivant je trouve une lettre de l’hôpital où j’ai passé la nuit après mon accident. C’était un de ces vieux hôpitaux de l’époque victorienne où tout le monde est dans la même salle. C’est plus convivial, mais le hic c’est qu’il y a eu un cas de tuberculose. Je dois donc y faire un saut pour une prise de sang. Finalement ce ne sera qu’une fausse alerte.

Sur ces entrefaites, Dave a vu une annonce. Une boîte quelque part du côté de Bath cherche du personnel. Il embarque toute la famille et moi dans leur bagnole. Ça fait une sortie… Bien entendu, une fois sur place on se fait jeter. Ils recherchent des techniciens très spécialisés. Le chemin du retour est problématique : on n'a plus un rond et tout juste assez d’essence pour rentrer. Alors on fait toute la route à 60 à l’heure. Par miracle, c’est au pied de notre immeuble que la voiture cale. Dave en est quitte pour aller à la station-service du coin avec un jerrycan le lendemain.

Quelques jours après, je réponds à une offre d’emploi du métro de Londres. Ils recherchent des conducteurs. Si on est retenu à l’examen, on reçoit une formation de quelques mois, payée bien entendu. Et le salaire est trois fois plus élevé que ce que je gagne actuellement, sans parler des avantages, notamment celui de pouvoir emprunter le métro gratuitement. À Londres, c’est très, très appréciable. Deux ou trois jours après, je me présente donc pour faire les tests. Seulement je me plante connement : je réussis haut la main les premiers tests, mais je me fais avoir au dernier. La question est formulée de manière ambiguë. Il s’agit de rédiger un petit compte-rendu d’un arrêt d’urgence entre deux stations. J’ai retenu la mesure à prendre qui me semblait la plus urgente par rapport aux autres de la liste alors qu’il suffisait d’indiquer qu’il fallait toutes les appliquer, peu importait l’ordre. Les boules. Ça aurait été marrant de me retrouver conducteur d’une rame de métro, même si je ne comptais pas le faire toute ma vie.

Là-dessus, Charles me dit un jour que j’aurais peut-être intérêt à chercher du côté de Covent Garden, l’équivalent londonien du marché de Rungis. En effet, il y a là-bas pas mal de boîtes qui travaillent avec la France. En parcourant les petites annonces, je tombe justement sur un importateur de fruits qui recherche quelqu’un parlant français, mais là encore je joue de malchance. Au téléphone je tombe sur un bonhomme sympa. Il m’explique le boulot, qui n’est pas bien compliqué et je peux commencer aussitôt, mais il y a un hic : il faut aller en France de temps en temps. Et merde !

En juillet la chaleur est écrasante. Je passe pas mal de temps chez Dave et Phyllis devant la télé à regarder des séries idiotes et des championnats d’athlétisme. Moi qui déteste la télé, j’attrape une overdose. Cet échec à Covent Garden est la goutte qui fait déborder le vase. Depuis un bon moment j’ai en tête de revenir sur le continent, et plus précisément en Allemagne. C’est décidé : je pars à la fin du mois. Chez Magic Bus je trouve un billet train + ferry pour Ostende à un prix défiant toute concurrence et je pars le 31, qui est trouve être un samedi.

Bye-bye England!

 

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